Chronique livre : 14

de Jean Echenoz.

14Ce 14, c’est quand même un drôle de truc. On passe son temps à se demander où il veut en venir, Jean Echenoz, et puis le livre se termine par une espèce d’élan vital assez miraculeux. Alors tout se met en place, et on ferme le livre en se disant qu’il y a tout de même un sacré écrivain, là, derrière, pour pondre ce petit bidule qui n’a l’air de rien, et qu’on referme pourtant l’oeil humide, le poil dressé, et le sourire aux lèvres. Continuer la lecture de Chronique livre : 14

Chronique livre : Récit d’un noyé

de Clément Rosset.

Récit d'un noyéQue se passe-t’il dans l’esprit lorsqu’on navigue entre la vie et la mort ? Clément Rosset s’est noyé, mais sauvé de justesse, il a déliré dans un hôpital de Majorque pendant 17 jours. De ce voyage entre deux mondes, il est revenu riche d’hallucinations complètement rocambolesques qu’il nous livre ici.

Les aventures hallucinatoires de Clément Rosset ont quelque chose d’assez irrésistible dans leur absurdité. On le sait, il est rare de se souvenir de ses rêves, et encore plus rare de réussir à les raconter. Clément Rosset se souvient de tout, et dans leur éclatement, leur incongruité, ses hallucinations paraissent parfaitement crédibles et réalistes. Il rencontre ainsi Cicéron, des fanatiques de Chopin criant au complot, des preneurs d’otages, des esthéticiennes japonaises et autres charmants personnages.

Mais ce qui marque l’esprit plus que les péripéties hallucinatoires, ce sont les motifs récurrents qui apparaissent dans ces rêves : la soif intense qu’il est interdit d’étancher, et cet enfermement inéluctable qui passe le plus souvent par une immobilisation contrainte du corps. La succession de saynètes se transforme alors progressivement en un very bad trip anxiogène, le semi-coma une suite de cauchermars claustrophibiques tout à fait percutants.

J’ai lu par-ci, par-là, que certains lecteurs ont trouvé le livre hilarant, et moi pas vraiment. Absurde et beckettien par contre, bien évidemment. Mais en ce qui me concerne, pour être une grande cauchemardeuse de ce style-là, j’ai surtout trouvé extrêmement bien rendu le caractère récurrent (et douloureux) de certains motifs obsessionnels de l’angoissé chronique. Et je me dis qu’elle est bien mince la frontière du sommeil qui nous sépare de la mort.

Ed. Les Editions de Minuit

Chronique livre : L’auteur et moi

d’Eric Chevillard

Monsieur Chevillard,

Je me permets de vous adresser cette lettre après avoir lu, que dis-je dévoré votre nouveau roman (mais en est-ce bien un ? le doute reste permis), L’auteur et moi. J’ose espérer que vous pardonnerez cette intrusion dans votre vie si foisonnante. Je n’ai pas pour habitude d’écrire aux auteurs de cette manière, directement. J’agis généralement de la sorte : après les avoir lus, j’écris un petit billet d’humeur souvent dithyrambique, même si parfois féroce, et de temps en temps fort mou. Quelques fois quand l’auteur me paraît sympathique ou rigolo ou intelligent ou méchant comme il faut ou (soyons honnête jusqu’au bout) beau comme un dieu, la grande timide que je suis ose, lui tapoter la tête sur un réseau social bleuté pour lui faire part de ma très modeste existence. S’ensuivent alors parfois quelques discussions cordiales, des échanges sommaires ou des vents complets, c’est selon.

Malheureusement, la belle mécanique s’enraye à la lecture de L’auteur et moi ! Comment réussir à parler d’un livre dont le mécanisme même est de s’auto-analyser en même temps qu’il se lit et s’écrit ? Un livre qui prend à rebrousse-poil toute tentative d’attaque ou d’admiration? Un livre qu’on sent nourri de tout ce qui s’est déjà dit sur l’oeuvre de son auteur ? Non non, un tel sens de la mise en abyme est bien trop vertigineux pour la pauvre monomaniaque de la chronique que je suis. Aussi me garderais-je bien de toute tentative d’apporter mon très modeste éclairage à cette oeuvre qu’on devine déjà somme pour son auteur. Je vous avouerai juste que la lecture de L’auteur et moi m’a fait passer du rire aux larmes avec l’aisance de la contorsionniste s’encastrant dans une boîte à chaussures. Ecoutez plutôt.

“L’étreinte peut-elle être autre chose que la promesse de ce déchirement prochain ?”

“…- ma mémoire redevenue une page vierge où enregistrer enfin le poème du monde.”

“Plus grumeleux, je ne connais que le chancre.”

Magnifique n’est-ce pas ? ainsi mon livre sur chaque page a vu fleurir des marques discrètes afin de garder vivant le souvenir de vos mots éternels.

Monsieur Chevillard, Cher Eric si j’osais, vous êtes absent du réseau social bleuté, aussi il m’est difficile de vous tapoter sur la tête pour attirer votre attention. Quel dommage ! Dijonnaise d’adoption, tout comme vous, certaines de vos réflexions résonnent en moi, bien plus qu’en n’importe quel parisien, ou autre provincial non dijonnais (pauvre créature). La nouvelle antre d’Oreille Rouge ? et c’est tout de suite le joli village de F. qui grandit sous mes yeux. Les jeunes gens des associations humanitaires ? La rue du B. bien sûr, que tous les samedis je contourne prestement pour éviter le harcèlement caritatif. Ahhh, que de souvenirs communs pour deux existences si dramatiquement parallèles. Si je n’avais pas peur de troubler votre retraite, je vous inviterais, comme ça, mine de rien, en tout bien tout honneur, à boire un café. Mais je connais trop votre goût pour la discrétion, la réponse me semble hélas, connue d’avance. C’est bien regrettable. Vous auriez pu constater que d’une part votre lectorat n’est pas composé uniquement “de dames d’un certain âge qui s’ennuient.”, je suis moi-même jeune assez encore, et point tout à fait décrépite, et d’autre part que le gratin de chou-fleur, que je cuisine à la perfection et dont je vous aurais amené une portion-maison, est un mets tout à fait délicieux que vous dénigrez de manière fort injuste tout au long de votre livre. Et c’est bien le seul reproche que je pourrais vous adresser concernant cette oeuvre magistrale qu’est L’auteur et moi, trop de chou-fleur tue le chou-fleur.

Monsieur Chevillard, Cher Eric, je ne sais si ces quelques mots parviendront jusqu’à vous. Que le doute est puissant quand l’issue est incertaine. Mais trop longtemps en moi enfouis, il fallait enfin que je vous les écrive.

Avec toute l’admiration pour l’auteur que vous êtes, je vous prie d’agréer l’expression de mon respect le plus sincère. Merci.

Anne V.

P.S.: Certains auront l’impudence de voir en ce texte une tentative de drague éhontée, il n’en est rien, c’est bien mal me connaître. Je ne voudrais en aucun cas troubler la quiétude ménagère de quiconque.

P.S. bis: D’autres encore verront dans cette lettre une façon et pour le dire crûment, de botter en touche par rapport à un texte dont je ne saurais que dire. Ceux-ci auront lu en moi avec plus de discernement, L’auteur et moi m’a passionné (ahhhh la fourmi), agacé, ennuyé, enjoué, tout en déjouant par avance toutes les remarques que j’aurais pu exprimer. Me voilà donc bien inutile chroniqueuse, si ce n’est lectrice. Il a bien fallu que je m’en débrouille autrement.

Ed. Les Editions de Minuit

Chronique livre : Viviane Elisabeth Fauville

de Julia Deck.

Un premier roman chez Minuit ? On applaudit chaudement. Du sang neuf dans la collection, ce sont sans aucun doute de nouveaux territoires linguistiques à explorer pour le lecteur.

Viviane, la petite quarantaine, jeune maman et future divorcée, tue d’un coup de couteau, issu de son trousseau de mariage, son psychanalyste. L’imprudent n’a pas pris au sérieux l’appel à l’aide de sa bourgeoise paumée de cliente qu’il détrousse avec méthode depuis trois ans mais sans résultat. Viviane, qui a un peu de mal avec la réalité ces temps-ci, se souvient, ou pas, ou mal, de ce qui c’est passé. Nous la suivons quelques jours, semaines ou mois, après l’assassinat, errant psychologiquement et géographiquement dans l’attente d’une arrestation qui ne vient tellement pas que c’en est franchement déstabilisant.

Rien à dire, Julia Deck a tout bon, et son premier essai ne dépareille en rien le catalogue légendaire de Minuit. L’écriture est précise, ciselée, expurgée de toute scorie. Le récit, très ramassé en quelques cent cinquante pages, trimballe le lecteur au gré des pensées de Viviane. Mais Viviane ne sait pas bien où elle en est, et son point de vue est fluctuant. Le récit passe ainsi du Vous au Je, par le Nous et le Il, sans que le lecteur ne s’en aperçoive immédiatement. Le jeu ambigu de l’identification et du rejet vis à vis du personnage joue à plein, et le livre se lit donc avec beaucoup d’impatience , impatience d’éclaircir, discerner, ou au moins deviner ce qui se trame là-dessous. L’écriture de Julia Deck sert avec zèle cette errance, et sa virtuosité culmine dans une scène de baise/bagarre, ultra-compacte et tendue comme un élastique.

La limite de ce premier roman réjouissant, c’est qu’on a un peu l’impression de l’avoir déjà lu. Julia Deck n’est pas encore Butor, Robbe-Grillet, Beckett ou même Nick Barlay (auteur du magnifique La femme d’un homme qui), et on peine à distinguer Julia Deck derrière Viviane Elisabeth Fauville.

Malgré cette petite réserve, on sait gré (oh oui!) à Julia Deck de nous offrir enfin une vraie fiction, dans cette rentrée littéraire presque entièrement tournée vers le passé, l’Histoire et ses anecdotes. Et puis on attend aussi avec intérêt la suite, pour comprendre un peu ce qu’il y a vraiment sous le capot. Et pendant ce temps chez Minuit ? Rien de nouveau, mais en progrès.

Ed. Les Editions de Minuit

Chronique livre : Ecorces

de Georges Didi-Huberman.

L’oiseau s’est posé sans le savoir entre barbarie et culture.

Précieux sont les amis qui vous conseillent des livres précieux. Et c’est le cas de ces Ecorces, bouleversante déambulation dans certaines pages les plus noires de l’Histoire. En juin 2011, Georges Didi-Huberman se rend à Auschwitz-Birkenau. Il y prend quelques photos. De retour, les images sous les yeux il s’interroge. Ecorces est le résultat de ces interrogations. Quelques photos, des courts textes pour les accompagner. Courts mais intenses, riches, profonds.

Mais elle est bien lisible encore, et lisible avec elle le temps qui l’a périmée.

Chaque photo est l’occasion d’une exploration archéologique personnelle et historique. L’auteur décortique les strates, à la fois des lieux visités, et de leur muséification actuelle, mais aussi de sa propre perception des lieux, des photos.

Mais que dire quand Auschwitz doit être oublié dans son lieu même pour se constituer comme un lieu fictif destiné à se souvenir d’Auschwitz ?

Georges Didi-Huberman ne cherche pas à comprendre le pourquoi, mais s’interroge sur le comment, la manière de. De montrer, de faire passer le message.

Mais faut-il une réalité clairement visible – ou lisible – pour que le témoignage ait lieu ?

Le livre ne donne jamais de leçon, mais force à se poser des questions, et guide le lecteur dans son propre chemin face à la représentation. Il y a en ça quelque chose de généreux, et de poignant dans cette démarche, à la fois très personnelle et ouverte, simple, presque modeste et pourtant d’une beauté et d’une profondeur renversante.

Ecorces n’est pas un livre sur le pourquoi, c’est un grand livre sur le comment, et le lecteur est un lecteur heureux d’avoir été considéré comme un être pensant, et pas seulement comme un réceptacle. Magnifique.

Ed. Editions de Minuit