Chronique livre : Ville noire Ville blanche

de Richard Price (Freedomland)
Editions 10/18

Pour tout vous dire, traînant une flemme de tous les diables quand j’ai fini ce bouquin, je ne pensais pas le chroniquer ici. Et puis… et puis… Voila quatre jours que j’en suis venue à bout et il me hante toujours. Ville noire Ville blanche est un grand livre et il mérite sa modeste place ici. Il s’agit d’un roman noir, social, lucide, violent, profondément humain et plein de tendresse.

Richard Price est né en 1950 dans le Bronx. Scénariste oscarisé pour La couleur de l’argent (Martin Scorsese, 1988), il est également l’auteur des scénarios de New York Stories (du même), et de Clockers (Spike Lee), entre autres. Ses romans en font un phénomène littéraire aux Etats-Unis, salué par rien moins que Hubert Selby et William Burroughs. Voila, pour les présentations, ça c’est fait.

Freedomland commence comme un polar relativement classique, avec un contexte social omniprésent : deux banlieues mitoyennes new-yorkaises, séparées par un petit parc, Armstrong, banlieue ghettoisée habitée par une majorité noire et Gannon, banlieue de classes moyennes, à dominante blanche. Brenda, une jeune femme (blanche) de Gannon blessée arrive aux urgences, en état de choc. Elle dit qu’elle a été agressée (par un homme noir), qu’on lui a volé sa voiture. Problème, son fils de quatre ans était à l’arrière de la voiture. Comme elle est blanche, comme elle a décrit un agresseur black, comme son frère est flic, comme l’agression a eu lieu dans le parc séparant les deux banlieues, toutes les forces de police d’Armstrong et Gannon sont mobilisées pour retrouver l’enfant.

Vous l’aurez compris, l’intrigue n’est qu’un prétexte. D’ailleurs, on a le fin mot de l’histoire bien avant la fin. Ce qui intéresse Price, c’est avant tout la description d’une réalité sociale, des clivages, des tensions. Le fait divers personnel, fait basculer le mince équilibre existant entre les deux mondes. Il analyse avec précision mais sans jugement, ni esbroufe, ni didactisme pédant les conséquences d’un acte ponctuel et ses répercussions, ramifications sur les esprits, les masses.

Il y a des scènes exceptionnelles dans Ville noire Ville blanche, comme cette manifestation des habitants d’Armstrong, protestant pour leurs droits au milieu de la foule de Gannon, confortablement installée sur des transats, comme au spectacle. Ou encore ces pleureuses fanatiques sur la scène d’une exhumation dans un parc d’attraction en ruine (le Freedomland du titre), une battue dans un ancien hôpital psychiatrique en ruine, menée par une association de folles furieuses… Lors de ces passages, on rêve d’une adaptation cinématographique.

Autre grande réussite : les personnages sont vivants. Oui oui, vivants j’vous dis. Je suis persuadée que si je les croisais dans la rue, je les reconnaîtrais. On suit l’itinéraire de deux personnages : Lorenzo, inspecteur d’Armstrong, tiraillé entre son devoir de policier (servir et protéger), et son statut d’habitant noir d’Armstrong, ex-camé, dont un fils est en taule, et qui en a un peu ras-le-bol des injustices en tout genre. Mais Lorenzo n’est pas un super héros, et il faut bien avouer que parfois, il est un peu mou du genou. Autre point de vue sur l’histoire, celui d’une journaliste aux dents longues, Jesse, qui a une telle vie de merde, qu’elle en finit par devenir sympathique. Un comble pour une journaliste. Enfin, évidemment, Brenda, héroïne malgré elle de cette histoire est une boule de souffrance, qui s’enferme dans la musique soul pour ne pas sombrer. C’est un personnage trouble, opaque, profondément humain qui m’a bouleversée, par ses difficultés à vivre, sa mélancolie, son désespoir. On ne peut s’empêcher de l’aimer, même si…

Vu comme ça, vous allez me dire, que quand même c’est très, trop sombre. Certes, c’est toujours pas la fête à la saucisse. Mais l’amour de Price pour ses personnages, pour ces banlieues et les gens qui y vivent, est tel que finalement, ça allume une pitite lumière au fond de la nuit.

Chronique livre : Alamut

de Vladimir Bartol (1938)

Ce soir, j’ai envie de vous parler d’un livre que j’ai lu il y a plus d’un an : Alamut, de Valdimir Bartol. Ce roman aventuro-historico-philosophique est LE chef d’œuvre de la littérature slovène (ahhhh on fait moins les malins là hein). Et ce matin, en regardant les infos, la guerre au Liban et tout et tout, ce bouquin m’est revenu en pleine face, une évidence.

Vladimir Bartol est un obscure écrivain slovène né en 1903 à Trieste, et mort en 1967 à Ljubljana (oui oui ça existe). « Après avoir étudié à l’université de Ljubljana et à la Sorbonne, il servit dans l’armée et vécut en 1933-34 à Belgrade où il édita un hebdomadaire. Introducteur des théories de Freud dans la Yougoslavie d’avant la Seconde Guerre mondiale, féru de philosophie (il fut traducteur de Nietzsche) et de biologie (ses travaux sur les lépidoptères côtoient aujourd’hui ceux de Nabokov dans les bibliothèques universitaires), il se veut d’abord essayiste. » (je cite Wikipédia, mais en même temps, le Bartol, on n’en connaît pas grand-chose). Bon certes, il se veut essayiste mais Alamut reste une pavasse qui s’avale sans respirer.

En gros, ça se passe dans l’Iran de l’an Mil. Un jeune homme est envoyé dans une forteresse perdue dans la montagne (Alamut donc) pour devenir le soldat dévoué de Hassan Ibn Saba, le « Vieux de la Montagne », fanatique religieux chiite, voulant mener croisade (comment ça le terme est mal choisi ?) contre les turcs, musulmans eux aussi, mais à tendance sunnite (ah ben ouais hein, on n’est pas loin loin de la guerre de Clochers tout de même). Afin d’asservir ses ennemis, Hassan est relativement mal barré : pas d’armée, pas d’alliés, mais des idées ! Hassan a bien compris que pour mener une guerre impossible, il faut s’assurer de la fidélité absolue de ses soldats (fedayins). Alors pour les booster un chouille, il leur promet que, s’ils réussissent leur formation, ils auront droit à un bref séjour au Paradis (rien que ça !) avec nourriture céleste, vin et surtout jeunes vierges (mais habiles de leurs mains, et pas que des mains). Bref, à grand renfort de Haschich et de mise en scène digne de Chéreau, Hassan réussit son pari et crée une petite troupe d’Assassins (Haschichins en fait, petit minute culturelle), prête à mourir pour la cause (les précurseurs des attentats suicide, en gros). Il est malin Hassan quand même.

Alamut est un roman absolument fabuleux car il mêle aventures et réflexions profondes et prophétiques. Pas de démonstration magistrale ici, mais une façon de nous faire réfléchir sur la notion de foi, de religion, de pouvoir. Alamut est d’un cynisme crasse, désabusé, et traite avant tout de la religion en tant qu’instrument de pouvoir et de domination. La révélation de l’absence totale de foi d’Hassan, le soit-disant fanatique, est un moment ravageur et met en lumière toutes les illusions et manipulations entreprises afin d’asservir les peuples. C’est d’une modernité bluffante, et après l’avoir lu, on branche les infos, on écoute les horreurs du monde et on se dit « je comprends mieux maintenant… ». Des progrès dans l’humanité depuis 1000ans ? ouais, bof.

Photo issue d’ici

Chronique film : Divers

La raison du plus faible
De Lucas Belvaux

Curieux film que La raison du plus faible, présenté en sélection officielle au Festival de Cannes. Je ne connaissais pas le cinéma de Lucas Belvaux. Cinéma social, belge, on pense forcément aux Dardennes. La raison du plus faible ne ressemble pourtant pas au cinéma des frères. Là où les Dardennes composent un cinéma viscéral, physique, Lucas Belvaux lorgne beaucoup plus du côté des grands films noirs. Ancré dans un contexte social fort, résolument du côté des « petits », chômeurs, ouvriers, licenciés des aciéries, on se dit que Ken Loach n’est pas loin. Pourtant, le film prend une tournure toute différente lorsque les protagonistes décident de se lancer dans un braquage, pour se sortir de leur quotidien sans espoir. Le film gagne alors de l’ampleur, tout en restant proche de ses personnages, cadrés serrés. Plans d’une poésie noire sublime, cauchemars urbains et industriels en déliquescence… Belvaux connaît ses classiques, et en distille quelques touches subtiles. Quelques flashs me sont revenus pendant ce film, de Little Odessa, à The Yards, en passant par les noirceurs scorcesiennes.
Les acteurs sont absolument formidables, pour le coup, on atteint un réalisme proche de Loach. Je mettrais un seul bémol, pour Lucas Belvaux himself, habité mais parfois un peu théâtral et extérieur (en même temps, comme le souligne Les Cahiers du cinéma, c’est fait exprès, certes, mais ça m’a un peu géné). Avec tout ça, on obtient un film assez curieux, un tout petit peu trop long, un tout petit peu bancal, entre belgicisme bon enfant, drôle et touchant (un personnage demande un bisou avant le braquage), et tragédie grecque. Le dénouement est bouleversant. Autant vous le dire de suite, La raison du plus faible finit mal. Et c’était inéluctable.

Changement d’adresse
D’Emmanuel Mouret

Après le Belvaux, j’avais comme une petite envie de légèreté. Direction le CNP Terreaux, où, par le plus malheureux des hasards la climatisation était en panne. J’avoue avoir hésité un instant avant d’entrer dans la salle en sous-sol de ce cinéma, sans clim. Fort heureusement, la durée très réduite de ce film m’a décidé à tenter l’expérience. Bien m’en a pris. J’étais un peu réticente avant d’aller voir ce film. L’humour d’Emmanuel Mouret étant complètement décalé, ça passe ou ça casse. Et ici, il faut bien dire que ça passe plutôt bien. Epaulé par trois comédiens qu’on n’aurait jamais imaginés ensemble (Frédérique Bel, le « blonde » de Canal, Fanny Valette -révélation de la Petite Jérusalem-, et Dany Brillant -qui a retrouvé sa tête après sa rupture avec Suzette-), Mouret compose une jolie petite partition (de cor), loin d’être crétine, légère et absurde. Ce n’est pas le film du siècle, mais ma foi, ça fait plutôt du bien, et on sort détendu, le sourire accroché aux oreilles. Pas si mal non ?

Les Berkman se séparent
Noah Baumbach

Pour finir ce we cinéma je dois vous avouer que j’avais envie de voir un film d’horreur. Je n’ai rien trouvé, alors je me suis dirigée vers ce qui y ressemble le plus : le drame familial. Bon je n’ai pas choisi n’importe lequel non plus, hein, mais le premier film (visible en France) du co-scénariste de Wes Anderson (vous savez le gars de l’absurdissime et jouissif « Vie aquatique »), The Squid and The Whale (Le calamar et la baleine – Titre en VO des Berkman se séparent…no comment). Déjà c’est un film court, 1h21, ça peut paraître crétin, mais un réalisateur qui est assez modeste, honnête et lucide pour sortir un film d’1h21, je trouve ça de bon augure. AHHHH combien de films d’1h50 mériteraient 30 minutes de coupe ! Bref. Les Berkman se séparent est l’histoire (assez autobiographique visiblement) de la rupture d’un couple, avec deux garçons en pleine crise d’adolescence. Le regard porté sur tout ça est plutôt celui des garçons, ils ne sont cependant pas épargnés par l’œil incisif de Baumbach. Dès la première scène, un match de tennis familial, le décor est planté, et les caractères définis à la perfection. Et c’est très fort, une scène et on a tout compris ! Alors là, moi je dis chapeau Maestro. Tout le film est à l’image de cette première scène, rapide, juste précis, drôle, émouvant, grinçant. Un père intellectuel, aigri, coincé, amer, engoncé dans son système de pensées, en pleine déconfiture, une mère hédoniste, crue, directe, infidèle, en pleine réussite, un fils à papa incapable d’une pensée propre, un fils à maman fou de masturbation… Je veux vraiment souligner l’extraordinaire présence des acteurs, Jeff Daniels (parfait) et Laura Linney (sublime) en tête. Bref, un vrai bon film, avec un vrai bon style (bravo au chef-op et décorateurs qui ont su recréer une ambiance 80s parfaite), de vrais bons acteurs, une vraie bonne musique (Floyd, Reed, et j’en passe) et une vraie bonne histoire. Bref, du vrai bon cinéma. Yeeeeees !

Chronique film : Paris je t’aime

18 Courts-Métrages de plein de gens bien.

Autant vous le dire tout de suite, je ne suis pas de bonne humeur. Plusieurs raisons à ça.

Outre des raisons personno-personnelles, je fais une overdose de foot, j’en ai ras le bol de voir des milliardaires courir après un ballon, alors que les trois-quarts des millions de spectateurs qui se shootent au ballon rond ont du mal à boucler leurs fins de mois. J’en ai ras le bol, de voir des silhouettes aux yeux exorbités, avec des drapeaux français peints sur la gueule. Et pourtant, je n’ai rien contre le sport, rien contre les ballons (Allez le staaaade !), mais là vraiment, j’en ai marre.

Mais la raison essentielle, vitale, universelle pour laquelle je suis de mauvais poil, c’est que je me suis ennuyée au cinéma. Pas gentiment ennuyée, non vraiment ennuyée. C’est avec plein de bonnes intentions, et d’étoiles dans les yeux que je suis allée voir Paris Je t’Aime, film au concept original, puisque composé de 18 (ouh lala quand j’y repense, 18, putain, c’est long) courts-métrages de metteurs en scène d’origines géographiques et intellectuelles totalement différentes, bourré de stars et de pas stars, bref alléchant. Ca commence doucement, avec un petit Podalydès, poli, mignon, anodin quoi. Puis un jeune garçon tombe amoureux d’une fille voilée, voila, bon bon, c’est bien (pensant). Ensuite, avec le Gus Van Sant, on se dit qu’on tombe assez bas, donc qu’après, ça ne peut qu’être mieux (Gaspard Ulliel, essaies pas de te la jouer grunge, tu ressembles autant à Kurt Cobain, que moi à PJ Harvey). Heureusement, ce bas très bas est suivi par un haut très haut, un petit bijou de 5 min des Frères Coen, délirant, acide, décalé, qui égratigne bien profond, sans en avoir l’air, cette France toute entière tournée vers son passé culturel, sa pseudo culture de l’accueil, et sa réputation de pays de l’amûûûr (au fait Steve Buscemi que la force soit avec toi). On se dit que là, ça risque d’être dur de faire mieux, mais on a tort. Walter Salles et Daniela Thomas nous pondent un petit chef-d’œuvre de concision, une banlieusarde venant tout droit d’Amérique du Sud, se lève très tôt pour déposer son enfant dans une crèche déshumanisée, se tape des heures de transport en commun, pour aller faire la baby-sitter dans le 16ème, magnifique, vibrant, cruel. Malheureusement la suite est beaucoup moins convaincante. Je ne vais pas tous vous les passer, j’en ai déjà oublié la moitié. Je mets quand même une petite dédicace au court de Sylvain Chomet, petit ovni émouvant et finalement grinçant, sur la solitude des gens pas comme tout le monde. Allez pour être fair-play, je sortirais du marasme le court d’Isabel Coixet, pour Castellitto, et celui de Tom Tykwer, pour Natalie Portman.

Paris je t’aime ? Pas moi… une certaine envie d’aller élever des chèvres dans le Larzac ce soir.

Chronique film : Bled Number One

de Rabah Ameur-Zaimeche

Bled Number One relate l’histoire du retour de Kamel (Rabah Ameur-Zaimeche himself, formidable) et Louisa (Meriem Serbah, touchante) dans leur bled algérien d’origine. Ce bled, ils y sont surement nés, mais sont partis pour la France. Assez longtemps pour avoir changé, dans leur corps, dans leur tête. Kamel a été obligé de quitter la France pour des raisons qu’on ignorera presque jusqu’à la fin, Louisa a quitté son mari en emmenant son fils pour rejoindre la famille (bon, nous on se doute tout de suite qu’elle a fait une connerie Louisa. Pas de quitter son mari, mais de revenir dans sa famille…). Kamel et Louisa reviennent chez eux, mais y sont étrangers. Ils sont confrontés à un monde qu’ils comprennent mais auquel ils n’appartiennent plus. Un monde d’une violence inouïe, englué dans ses traditions.

Ce film oscille entre réalisme rugueux, poésie et absurde. Certaines scènes sont à la limite du soutenable, l’égorgement rituel d’un taureau lors d’une fête de village (et pourtant, j’assume totalement ma violence alimentaire), le tabassage de Louisa par son frère, du frère de Louisa par des intégristes. Pourtant, à certains  moments souffle un vent de fraîcheur dans ce monde de brutes : un bain de mer au milieu d’épaves gigantesques (ahh le bob orange de Kamel au milieu de la mer grise, fantastique), des enfants sur une terrasse. Et puis soudain, au bord d’un lac, un guitariste égrène ses riffs électriques et arabisants, et Kamel s’assoit, face au lac, son bob orange vissé sur la tête, et puis soudain Kamel se met à pogoter au milieu de mâles algériens dansant de mouvements langoureux… j’arrête là, car des scènes magnifiques, il y en a beaucoup dans ce film.

C’est un film visceral, et magistralement maîtrisé. L’huma y a vu une comédie (?!?), euh, comment dire… non. On rit de temps en temps, on pleure aussi, mais on a surtout mal. C’est un bon film, voire un grand film. Pas de démonstration dans Bled Number One. Juste un regard sur un ailleurs tout proche, et si lointain, qu’on ne comprend pas, qu’on ne comprend plus. Si on veut mégoter, on pourrait dire que le symbolisme final est légèrement lourdingue (Kamel veut fuir le bled, Il enfile ses lunettes de soleil, et le bled se reflète dedans, Kamel à jamais exclu de ses racines…). Mais bon, a-t’on vraiment envie de mégoter ? Rabah Ameur-Zaimeche est un grand metteur en scène et un immense acteur. Toujours sur le fil, et en peu de scènes, il compose un personnage perdu et lunaire, révolté et contemplatif. Il a une présence rare, une dégaine unique.

Pour finir, je laisse la parole aux patients de l’hôpital psychiatrique dans lequel va se réfugier Louisa après une tentative ratée de suicide : « Les fous, ils sont à l’extérieur ». Et après avoir vu ce film, oui, les fous sont bien à l’extérieur…

Photos : © Les Films du Losange