de Jeff Nichols
Curtis s’en sort plutôt bien, dans une Amérique en crise. Père d’une petite fille sourde, mari d’une jolie couturière, et responsable sur un chantier. Rien de bien extraordinaire mais, au moins, aucun des panneaux « For sale » qui recouvrent la région n’est apposé sur sa maison. Jusqu’à ce qu’il soit assailli par des cauchemars apocalyptiques, absolument terrifiants, et qu’il ne peut s’empêcher de prendre au sérieux : il se met alors en tête d’agrandir l’abri anti-tempête qui dormait jusque là dans son jardin. Mais Curtis n’est pas dupe, sa mère est atteinte depuis ses 30 ans de schizophrénie paranoïde. Et tout le paradoxe du film est là : Curtis sait qu’il est en train de sombrer dans la folie, et en tant que père et mari responsable il essaie de se faire soigner, mais dans le même temps, il ne peut s’empêcher de prendre ses visions au sérieux, visions qui progressivement s’immiscent également, en plus de ses nuits, dans ses journées.
Take Shelter est un drôle de film, pas qu’on y rit beaucoup, bien au contraire,le film est totalement anxiogène, mais parce qu’il est bien difficile à qualifier : film apocalyptique, chronique familiale, dérive personnelle ou encore film social, c’est un peu tout à la fois. La première grande réussite du film tient à son rythme, très lent, il laisse au spectateur tout le temps de s’installer dans le film, à l’angoisse de monter et de tout engloutir. Cette lenteur, cette pesanteur, donne un côté totalement inéluctable au film. Jeff Nichols sait instiller la terreur avec méthode, sans précipitation : aux cauchemars vigoureux du début, ils substituent des visions beaucoup moins spectaculaires, mais encore plus effrayantes car diurnes.
La deuxième grande réussite du film, c’est son acteur, Michael Shannon, et le personnage qu’il interprète, Curtis. Il parvient à se glisser avec humilité dans ce personnage de Monsieur tout le monde, carré, rassurant même jusque dans la prise en charge de sa dérive. Loin de la caricature de l’ouvrier rustaud, incapable de recul sur ce qu’il vit, Curtis oppose une rationalité, un pragmatisme à toute épreuve, alors même qu’il est complètement rongé par sa paranoïa. Et c’est cette dichotomie sans doute le plus grand révélateur du film : qu’elle que soit la résistance qu’on peut opposer aux événements, ils finissent toujours par nous rattraper, et on est au final impuissant face au désastre annoncé. Le cas Curtis devient alors le symbole d’une résistance (à la maladie mentale, à la destruction de la famille, à la crise économique…) de toutes façons vouée à l’échec.
Take shelter peut alors être considéré comme un film sur l’insignifiance de la lutte, ou du moins son inefficacité, et sur l’abandon. Sans doute moins ouvertement et spectaculairement nihiliste que le sublime Melancholia de Lars Von Trier, mais pratiquement aussi désespéré.