Chronique livre : Sur la route du papier – Petit précis de mondialisation III

d’Erik Orsenna.

Après une réussite (Voyage aux pays du coton), et un hors-sujet (L’Avenir de l’eau), Erik Orsenna choisit l’option du ratage complet avec cette route du papier dont on ressort clairement dubitatif. Que retient-on de ce périple mondial ? Franchement pas grand chose, à part probablement une grosse dépense de kérosène, et un bilan carbone exécrable.

Erik Orsenna transforme son périple en guide de voyage, distillant bonnes adresses (numéros de téléphone inclus) avec générosité. Alors certes, durant son voyage, il a rencontré moult producteurs de papiers, bûcherons et origamistes, découvrant ce monde complexe avec son enthousiasme sans faille, et son émerveillement constant. Oubliant complètement son esprit critique dans un placard bien vérouillé, Erik Orsenna nous raconte sur plus de 300 pages à quel point l’homme, son esprit d’entreprise et son ingéniosité sont formidables. Sûrement grâce à cette longue liste de bonnes adresses.

Un vrai Petit Futé. Une reconversion à envisager ?

Ed. Stock

Chronique livre : Nagasaki

d’Eric Faye.

C’est l’histoire d’un célibataire qui ne se sent plus seul chez lui. Ou c’est plutôt l’histoire d’une femme qui se dissout dans un souvenir. A moins que ce soit l’histoire d’un “chez soi”, qu’on a eu, qu’on croit avoir, ou qui se dérobe sous nos pas. C’est au travers d’un tout petit roman, en forme d’anecdote, qu’Eric Faye, avec beaucoup de modestie, de discrétion et de finesse, nous interroge sur la notion de possession, d’appartenance, de sécurité, et des grains de sable ou grands cataclysmes, qui peuvent tout bouleverser.

Notre héros est météorologue, et si connaît en matière de cataclysmes. Il est en charge de scruter les images satellites pour y discerner l’arrivée potentielle de phénomènes dangereux. Il a l’oeil aux détails donc, et certains détails domestiques le perturbent. Dans sa maisonnette, cocon de célibataire où il se sent protégé, des phénomènes étranges se produisent. Anodins, mais perturbants. C’est un pot de yaourt qui disparaît, ou le niveau du jus de fruit dans la bouteille qui diminue trop vite. Il perd la tête se dit-on, devient paranoïaque sans doute. Afin de débusquer l’intrus, il installe un système d’espionnage, une web cam, dont il peut visionner les images depuis son lieu de travail. Et dans la fenêtre de son écran d’ordinateur, une femme apparaît. Tranquille, elle se prépare un thé. On pense alors qu’Eric Faye veut nous mener sur les chemins d’une histoire de fantômes dont le Japon est le champion incontesté (Kiyoshi Kurosawa n’est pas loin) . Mais non, la police arrive et débusque l’intruse, bien réelle, bien planquée au fond d’un placard. Pendant une année entière, cette femme a vécu, petite souris, dans la maison de cet homme (et là, c’est Kim Ki Duk et son Locataires qui vient en tête), et l’idée de cette intrusion pourtant sans violence, sans effraction majeure, bref, quasiment transparente, devient insupportable pour notre météorologue, qui n’arrive plus à se sentir chez lui, dans cette maison où il se sentait tellement protégé. Le roman change alors de point de vue, et nous place dans celui de la femme. Puisque notre héros ne cherche pas tellement à la connaître, Eric Faye opère ce twist intelligent. On comprend alors que la femme est au chômage, sans espoir de retrouver un emploi (58 ans), et sans famille, elle n’a donc plus rien. Se glisser dans cette maison (on apprendra tout à la fin qu’elle y a vécu étant enfant), est pour elle se donner l’illusion de rentrer à la maison, de se trouver non seulement un abri sûr, mais également, de se refermer, de se renfermer sur un passé agréable, alors même qu’elle n’a plus d’avenir, et de savourer pleinement chaque moment quotidien (un rayon de soleil sur la peau, une tasse de thé).

Au travers de cette histoire courte, Eric Faye nous fait naviguer sans lourdeur sur la notion de possession, d’appartenance et de fracture. Le météorologue n’a pas souffert de l’intrusion, et pourtant, la pensée a posteriori de cette présence d’un autre humain, pendant une année, dans le même appartement que lui, est complétement insupportable. Il ne peut plus vivre dans cette maison et la met en vente. C’est donc bien plutôt “l’idée”, la pensée qui engendre la fin d’un cycle de sa vie que l’intrusion elle-même. C’est la fin d’une période tranquille qui devait durer jusqu’à la fin de ses jours, d’un chez soi physique et mental. Dans la vie de la femme, les ruptures sont plus fréquentes et plus violentes : destruction de l’immeuble de son enfance, glissement de terrain qui tue ses parents, changement d’identité pour éviter d’être arrêtée à cause de ses opinions politiques, perte de son emploi, de son logement. L’impression d’avoir raté sa vie, la chance qui lui était donnée de se construire une nouvelle vie sous sa nouvelle identité, pousse la femme à retourner sur les lieux de son enfance, à retourner dans un chez-soi qui fut le sien, et qui finalement pour elle, l’est resté. L’endroit où on a passé de bons moments, l’endroit où on se sent en sûreté, illusion d’une fragilité de papier à cigarette, qui peut voler en éclat d’un moment à l’autre.

Le style d’Eric Faye, à la fois classique et personnel, nous embarque avec une grande facilité et maîtrise. Malgré le classicisme, il y a quelque chose de physique, de puissamment évocateur, et d’assez cinématographique. Au fil d’une discussion entre collègues, le météorologue écoute l’histoire d’un homme qui a réchappé tour à tour aux attaques d’Hiroshima, et de Nagasaki. A quatre-vingt treize ans, il a enfin obtenu en justice des dommages et intérêts pour avoir subi les deux éclairs atomiques. Quel est le prix a payé lorsqu’on voit son monde, son nid, sa vie se disloquer ? Comment survivre au traumatisme subi ? Partir ? Se battre ? Poursuivre ? Revendiquer ? Ou bien s’effacer dans les souvenirs ? Finalement, Nagasaki est sans doute bien une histoire de fantômes. Le fait qu’ils soient vivants, n’y change pas grand chose.

Chronique livre : Purge

de Sofi Oksanen.

Que ce livre est beau. Ce sont les premiers mots qui viennent à l’esprit, après les larmes, à la fin de la lecture de Purge. Longtemps que je n’avais ressenti une telle émotion en posant un livre. Pourtant le sujet vaste, sérieux semble à première vue beaucoup trop casse-gueule pour oser s’y lancer. Vous connaissez mon goût pour l’entremêlement des petites histoires et de la grande Histoire. Purge va beaucoup plus loin dans la multiplicité de ses niveaux de lecture.

Il est bien sûr question de l’Histoire, en l’occurence l’histoire tiraillée entre l’Allemagne et la Russie d’une petite nation balte, l’Estonie. Il est donc question dans Purge de l’histoire d’un pays qui lutte pour atteindre son indépendance, pour trouver son identité. Dans ce pays vivent des gens, et Sofi Oksanen se concentre sur le destin d’une femme, Aliide Truu, et de deux périodes de sa vie : le début de sa vie d’adulte, et sa vieillesse. Deux époques donc, au même endroit géographique, mais dans deux contextes historiques différents, quasiment dans deux pays différents. Dans la vie d’Aliide, simple paysanne, il y a pourtant trois facettes. Aliide, c’est une paysanne un peu gauche, qui se marie avec un bon communiste, organisateur du parti. Mais Aliide, c’est aussi un agent infiltré pour débusquer les nationalistes estoniens, et autres sympathisants de l’Allemagne. Et surtout Aliide, c’est une amoureuse, amoureuse du mari de sa soeur, une amoureuse éconduite et son amour et sa douleur vont guider ses actes (injustifiables, inqualifiables, mais complètement humains) jusqu’à la fin de sa vie. A l’histoire d’Aliide, vient se greffer l’histoire de Zara, une inconnue bizarre qui déboule dans la vie d’Aliide pour réveiller tous les fantômes, et une histoire familiale torturée, terrible, banale et bouleversante.

Evidemment le dessein de Sofi Oksanen pour nous embarquer dans son livre ne se dévoile que petit à petit. Au début on ne sait pas, on ne comprend pas bien. Mais l’univers déployé par l’auteur est tellement riche, sensible, qu’on est immédiatement séduit par cette écriture somme toute un peu sèche, crue, mais qui sait se faire puissamment évocatrice, voire poétique. On est intrigué, happé, on a les tripes retournées d’émotion, de peur, d’indignation, à peu près toutes les deux pages. La construction labyrinthique d’un point de vue temporel est une grande réussite, permettant à Sofi Oksanen de créer un univers cohérent à partir de fragments épars. Les personnages existent de manière fabuleuse, de chair, de sang, d’émotions. Et curieusement, cette humanité franchement pas glorieuse, qui rend ce roman très noir, instille une insidieuse clarté, une lumière diffuse comme le soleil sur un brouillard matinal dans un sous-bois à l’odeur d’humus.

Purge c’est l’histoire de gens qui sont à la recherche de quelque chose, la liberté, l’amour, d’eux-même, comme l’Estonie était à la recherche de l’indépendance, de son identité, Purge c’est l’histoire de gens qui veulent se dégager des poids qui les oppressent pour atteindre l’humanité qu’on leur refuse. Que ce livre est beau.