Fifty shades of Grey/Darker/Freed de E.L. James
Cinquante nuances de Grey réalisé par Sam Taylor-Johnson
Partout on en parle, à la cantine, devant la machine à café, dans les journaux et à la télé. On en parle même en famille entre le fromage et le dessert. Tout le monde ne l’a pas vu ou lu, mais on en parle quand même. Ce sont ceux qui finalement ne s’y sont pas frotté qui en parlent le plus, le plus souvent pour cracher leurs glaires, les autres se taisent, mentent par omission ou défendent du bout des lèvres ce qui pourtant les a faits rêver pendant quelques temps. Cinquante nuances de Grey est un vrai phénomène de culture populaire, qui s’affranchit des classes sociales, qui s’infiltre partout et colonise tous les milieux et toutes les discussions. So, Mr Grey, to what do you owe your success ?
Dans un monde moderne assez uniformément désenchanté et introspectif, Cinquante nuances de Grey prend radicalement le parti du conte contemporain et du roman initiatique et réaffirme inconsciemment et naïvement le droit au réenchantement. Le livre pourrait commencer par Il était une fois. Il était une fois donc une fille un peu lambda (Ana) qui rencontre un beau prince riche comme crésus (Christian). Mais ici, il n’y a pas de belle-mère revêche, seulement une pseudo méchante sorcière. Freud est passé par là et les obstacles ne viennent plus seulement de l’extérieur, mais de l’intérieur. Le beau prince est torturé, et la jeune fille un peu lambda va devoir exorciser les démons de son prince. Il y a bien évidemment de la Belle au bois dormant là-dedans, où le baiser du prince réveille les ardeurs sensuelles de la belle endormie. On pense également bien sûr à la chambre secrète de Barbe bleue (I was bored and curious dit Ana prise en flagrant délit de farfouillage dans la salle de jeux, That’s a very dangerous combination répond Christian) avec la playroom SM de Christian qualifiée plusieurs fois de « womb like » par Ana, soit quelque chose de féminin et matriciel. Les fouets et les plugs anaux remplacent ici les rouets et les pantoufles de vair, le dressing de la jeune fille remplace la baguette magique de la fée de Cendrillon, et les problèmes d’estime de soi de la part des deux protagonistes nous projettent directement dans l’univers de la bête et la belle (qui est la belle, qui est la bête d’Ana et de Christian dans Fifty shades ?). Ces références, implicites, probablement inconscientes, mais pourtant évidentes irriguent l’ensemble du livre et réveillent chez le lecteur tout un imaginaire enfantin, tout un socle culturel pétri d’obstacles mais surtout de rêves, d’amour et d’espoir que la vie quotidienne se charge de museler. Il y a donc quelque chose d’assez puissamment efficace dans cette trilogie, cette volonté obstinée, naïve, volontaire, enjouée et enfantine de ramener de la magie et du rêve dans la tête des lecteurs et de réaffirmer le pouvoir de la fiction. Et on pense à Ana qui inlassablement demande à Christian pourquoi tout ce luxe ? Et Christian de répondre inlassablement Because I can. Pourquoi aujourd’hui raconter une histoire d’amour mille fois déjà lue ? Eh bien parce que c’est possible et que c’est fun.
Alors évidemment, on ne peut pas uniquement réduire le succès de Fifty shades au seul recours au conte et à l’imaginaire du conte. Une autre explication de l’immense succès de cette trilogie repose évidemment sur son utilisation de l’érotisme et du sexe comme appât. Mais non pas un érotisme du bout de la plume, non, un mélange étrange, une insertion de la crudité et du BDSM dans le fantasme. Car on n’est pas non plus ici dans le réalisme mais toujours dans le conte, dans un sexe et des pratiques absolument fantasmés, faussement dangereux et véritablement érotiques. Ana n’a jamais connu le loup mais réussi à enchaîner les orgasmes à la vitesse de l’éclair, Christian enflamme sa partenaire au moindre coup d’œil et réussit à lui faire quinze fois l’amour en une heure, Ana est toujours oh so ready et accueille toujours avec un enthousiasme jamais démenti (et la lectrice de se demander mais bon sang elle n’a jamais de brûlures vaginales????) son partenaire et ses accessoires. L’auteur s’affranchit donc ici aussi complètement du réalisme pour proposer une vision purement projetée du sexe. Elle grattouille dans les fantasmes les plus banals et communs et qui finalement restent relativement sages. L’approche de ces scènes gardent cette espèce de naïveté et d’enthousiasme qui irrigue l’ensemble de la trilogie. Ici le sexe fait globalement beaucoup de bien, délivrance et plaisir, moyen de communication. La vision est positive et décomplexée et si de la culpabilité et du tabou persistent encore dans les deux premiers tomes, la fin du dernier tome résolument optimiste (ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants) tend vers l’acceptation joyeuse et érotique des pratiques particulières de Mr Grey.
D’un point de vue littéraire, il n’y a évidemment pas grand chose à trouver dans Fifty shades. La lecture en version originale permet de faire passer la pilule de la médiocrité de l’écriture, grâce à la vitalité et au côté ludique de l’anglais parlé et de son vocabulaire populaire qui personnellement me met en joie. Mais ça reste beaucoup trop long et globalement très mal écrit. Une des forces de la construction, mais qui finit par être lassante au bout du troisième tome, réside dans la manière dont l’auteur joue des répétitions. Elle dissémine dans son texte quelques phrases qui sont répétées à l’envi, des phrases et expressions courtes, simples, mais qui finissent par s’insinuer dans l’esprit du lecteur et provoquent un étrange phénomène d’addiction. Il y a également quelque chose du conte dans cette façon de procéder, de répéter inlassablement ces motifs récurrents. L’habituation permet paradoxalement de se sentir chez soi au sein du conte, de cet univers fantasmé et cathartique, et du coup étrangement familier.
Le film a d’ailleurs complètement choisi ce parti-pris du conte initiatique et érotique, en expurgeant le livre de ses scènes trop crues et visiblement, ça fonctionne toujours, du moins pour les fans dont la mémoire et l’imaginaire peuvent tricoter autour des scènes projetées. Plutôt bien interprété et servi par une bande originale particulièrement maligne et efficace, le film mériterait cependant d’être vu à mon sens à distance de la lecture du livre pour pouvoir réussir à en parler avec un minimum d’objectivité (ce qui est bien sûr l’absolu fond de commerce de ce blog de mauvaise foi).
Mal écrit, souvient ridicule mais pourtant diaboliquement efficace et viral, Fifty shades, c’est un peu le livre qu’on déteste adorer, qui nous empêche de dormir la nuit et qui, le temps de quelques semaines, réenchante le quotidien. Parfois, il faut juste assumer d’être une putain de midinette, et d’imaginer que peut-être quelque part, il y aura peut-être quelques shades of Grey qui nous susurreront à l’oreille après nous avoir fait l’amour : We aim to please, Miss A.
Ed. Arrow books