Chronique livre : La Halle

de Julien Syrac.

Un marché couvert, une halle, comme il en existe dans toutes les villes. Julien est végétarien, mais il vend des saucissons industriels que son patron lui fait vendre comme des saucissons artisanaux. La halle, ce sont ses commerçants, ces employés, ses clients, sa bonne (ou moins) chère, un lieu de vie où la culture marchande à la papa (ou plutôt à la Tonton) règne, un écosystème où les interactions paraissent solides et éternelles. Mais un jour l’équilibre dynamique est perturbé par l’arrivée d’un supermarché végétalien.

Julien Syrac est tout jeune mais semble avoir fait le tour du monde. Cela se ressent dans son écriture qui semble vouloir embrasser le monde entier dans le périmètre de sa Halle. Par son prologue incisif retraçant en quelques pages la naissance d’un saucisson, il introduit brillamment son sujet. Cette halle est vivante par ses personnages, portraiturés avec talent. Malheureusement, la narration piétine assez rapidement et l’auteur a du mal à faire murir son sujet. Il y a pourtant là une matière intéressante : l’irruption d’un supermarché végétalien, c’est aussi un changement de paradigme social et économique profond. Mais en restant viscéralement attaché à ses personnages, parti-pris oh combien louable, le récit finit tout de même par manquer un peu de relief. Le final, pathétique et dérisoire, par son refus du spectaculaire achève intelligemment le récit. Une écriture fort prometteuse est née.

Ed. La Différence

Chronique livre : L’effacement du monde

d’Eric Pessan.

Parfois les libraires font bien leur travail et choisissent comme « livre du mois » une vieillerie de quinze ans (douze pour l’édition poche en ma possession, exhumée probablement des caves de l’éditeur vu l’odeur). Soit le premier roman d’Eric Pessan, L’effacement du monde, ou comment transformer toutes les relations ambiguës que l’on tisse avec la langue et les mots en une matière romanesque profonde, drôle, angoissante et sensible.

Notre personnage, père de famille et homme au foyer perd progressivement la capacité à comprendre ce que lui disent les gens, à parler, mais également à lire. Tout se brouille, se fond, s’estompe. Son monde se dissous. Au lieu de se dire qu’il a quelque chose qui cloche, il se dit que c’est le monde qui a quelque chose qui cloche. Il camoufle son état le plus longtemps possible.

Eric Pessan réussit à injecter dans son histoire, ou plutôt à élaborer son histoire autour des questions sur la langue. Comment cette chose immatérielle qu’est la langue se révèle être finalement le socle du monde matériel ? Comment sa disparition provoque t’elle la dissolution du monde ? N’y a t’il donc rien d’autre que les mots pour communiquer et créer des liens avec les autres ? Et c’est bien la grande réussite de ce livre, la prise en charge de questions fondamentales autour de la langue mais fondamentalement rêches, en un roman, subtil, intelligent, plein de suspens, à la langue parfaitement maîtrisée. Merci donc aux libraires qui font bien leur métier et font vivre les livres sur la durée.

Ed. La Différence.

Chronique livre : Les invécus

d’Andréas Becker.

Maman, la honte ne me quitterait plus, c’était ma punition, ma peine capitale, revivre toujours, ne jamais pouvoir mourir pour de bon.

lesinvecusIl avait vingt ans il y a vingt ans. Et il y a vingt ans il a écrasé un piéton. Depuis le temps s’est arrêté. Enfin pas vraiment. Mais il continue de vivre et de revivre la scène de l’accident. Des éléments s’en échappent, viennent brouiller le réel. Quelques pièces de puzzle, des motifs et des scènes récurrentes, tout se répète, se construit pour mieux se défaire et se recomposer. Quelques personnages aux noms étranges passent (réels ou fictifs ?), insaisissables.

Le héros, disons l’homme plutôt, a vraiment du mal avec la réalité. On pense à quelques grands livres récents et leurs héros dont les pieds touchent avec difficulté le sol, le très beau Pas Liev ou encore la magnifique Femme d’un homme qui. Mais le lecteur a aussi parfois l’impression étrange d’être emprisonné dans un texte Nouveau roman sépia et légèrement décoloré, mâtiné de roman noir vintage.

Naître complètement relevait de l’impossible.

Il y a des scènes saisissantes dans Les invécus, l’accident bien sûr, mais bien d’autres encore qui bien vite se délitent pour se transformer en autre chose, puis autre chose encore sans qu’on ait vraiment compris comment on avait pu atterrir là. Par exemple cette scène de sexe qui en un seul mouvement se transforme en accouchement. C’est totalement étonnant de réussir à retranscrire quelque chose de la fluidité du rêve (ou plutôt du cauchemar) par l’écriture.

J’ai besoin d’une nouvelle grammaire sinon je n’irai pas plus loin, seul le conditionnel me permettrait de me glisser dans le dicible. J’écrirais des phrases avec des majuscules au début et des points à la fin, avec des mots, des vrais enfin. On me l’aurait conseillé.

Dans les précédents romans d’Andréas Becker, il y était perpétuellement question de la recherche d’identité. Les invécus continue à creuser ce sillon, la recherche de soi à travers l’écriture et la naissance de l’écriture à travers soi. Laissant de côté ses prouesses lexicales sans pour autant affaiblir sa puissance stylistique, l’auteur creuse, fouille, déterre, explose, réunit, invoque encore et encore telle scène, tel détail, tel motif. Et c’est l’écrivain qui naît, grandit, mûrit, s’invente sous nos yeux. Moi je trouve ça beau et touchant.

Ed. Editions de la Différence

Chronique livre : Nébuleuses

d’Andréas Becker

j’ai toujours rêvé d’être malade – (…)

NébuleusesUne femme nous parle de sa vie, de ses parents, son mari, son amant, son fils et de l’étrange lieu dans lequel elle a passé la majeure partie de sa vie et qu’elle nomme son I!nstI!tutI!on. Le récit est heurté, trébuchant, la réalité se dérobe sous les yeux du lecteur. Qui est cette femme ? Nous raconte-t-elle la vérité ? Qu’est-ce que cette institution ? Est-ce réellement un lycée professionnel comme elle nous le dit ? ou plutôt un hôpital psychiatrique ? Continuer la lecture de Chronique livre : Nébuleuses

Chronique livre : L’effrayable

d’Andréas Becker.

Paradoxal livre que L’effrayable. Lancé à grands renforts de pub dans certaines salles obscures, son plan com’ a pris le pas sur la critique dans le monde de la toile et dans la presse. Ce roman, on en parle surtout pour ces quelques images sur grand écran. Paradoxaux également les sentiments qui nous habitent quand on en termine la lecture. Entre intérêt et exaspération, entre admiration et ennui.

Un homme dans une cellule capitonnée écrit. Il écrit pour lui et pour la petite fille qui l’habite. Il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce que c’est de cette manière qu’on pense qu’il va guérir. Mais cette histoire qu’il nous livre est complexe, l’histoire familiale depuis les années trente dans l’Allemagne nazie, jusqu’à nos jours, tout ça en ordre dispersé, entrecoupé de phases d’introspection. Mais dans le discours s’invitent des mots étranges, distorsions du français, amalgames de plusieurs mots, des conjugaisons insolites, des constructions éclatées. Karminol, car c’est son nom parle une langue qui n’est qu’à lui, pleine de trop de lettres et d’auxiliaires surnuméraires. Ce trop-plein, c’est l’héritier de tous les on-dit du passé, de toutes les fautes, les horreurs accumulées et dissimulées. Sous la plume de Karminol, viennent se bousculer les fantômes du passé, qui s’imposent à la normalité, au bon sens, à tout ce qui est droit.

On peut donc admirer l’audace d’Andréas Becker d’avoir tenu son pari jusqu’au bout, d’avoir malmené la langue sur 250 pages, sans faiblir, variant avec à-propos le “taux de déformation” à l’aune de la lucidité flageolante de son héros. Ça fonctionne parfois très bien, on sent bien le texte en bouche, grondant, ronflant, au rythme impeccable. Et puis parfois, le processus de déformation, de même que les propos, deviennent lourdement symboliques. Il y a de la psychanalyse pour les nuls là, derrière, Nous sommes le réceptacle des péchés de nos parents et des parents de nos parents, en nous s’accumule le poids de l’Histoire, et des choses tues. Certes, mais, le livre en devient par moments dangereusement figuratif.

La fin est d’ailleurs très illustrative de ce phénomène, on a envie de dire à Andréas Becker que bon, là, ça va, on a compris, c’était très bien, mais faudrait pas non plus nous prendre pour des truffes, ça devient quand même répétitif, et il n’est pas Beckett. Le texte aurait mérité d’être beaucoup plus ramassé, moins explicatif. Il aurait dû faire confiance dans la langue qu’il a réinventée pour parler d’elle-même, d’autant plus qu’on devine, derrière tout ça, qu’au niveau stylistique l’auteur ne semble pas totalement manchot. Le pari est donc beau, la réalisation en demi-teinte.

Un livre intéressant tout de même et qui pose des questions sur la langue, sa signification. A t’on besoin de changer les mots pour exprimer l’indicible ? ou le style et la forme suffisent-ils ?

En attendant, on peut relire le Jabberwocky de Lewis Carroll, histoire de tout imaginer derrière des mots qui n’existent pas.

Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.

Ed. La Différence