Chronique théâtre : L’Européenne

de David Lescot

Étrange sujet pour un jeune auteur de théâtre, le fonctionnement de l’Europe, ses arcanes et surtout ses absurdités. L’Européenne est une pièce de commande et il faudrait être faux-cul pour prétendre que ça ne se sent pas. Cependant, c’est souvent très drôle, mené tambour battant par des personnages qui semblent tout droit venus de la planète mars, et qui pourtant, sont probablement issus du vécu de Lescot.

Les premières pages sont savoureuses, étirant au maximum un concept poilant : une déléguée à la culture de la Commission accueille une linguiste belge idéaliste, en lui montrant les multiples traducteurs nécessaires au fonctionnement de l’Europe. Par cette liste non exhaustive, et sous les dehors de l’absurdité, on réalise d’un coup la complexité de la machine. Comment faire simple, alors qu’on ne peut jamais se comprendre directement ? La linguiste belge a une solution, l’inter-compréhension passive, qui consiste en la compréhension orale d’une langue sans pourtant en parler un traître mot. Pleine d’étoiles dans tête, elle est bien obligée de réaliser après moult quiproquos que sa méthode est un échec total. Formidable également la déléguée culturelle de la Commission, qui considère le moindre petit air de musique yiddish ou balkanique comme une tentative indirecte de culpabilisation. C’est dans ces petits détails qu’on reconnaît et apprécie l’auteur de l’excellent L’Amélioration.

Malheureusement, la pièce a un côté pouet-pouet, grosse bouffonnerie, comédie musicale de boulevard qui, personnellement, me laisse perplexe. On frémit du coup à l’idée que ce soit monté, à grand renfort de claquettes et couleurs criardes, d’autant plus que les deux dernières scènes sont vraiment en dessous. Dommage.

A lire cependant pour l’originalité du sujet, l’humour hilarant et nonobstant subtil.

Chronique théâtre : L’Entretien

de Philippe Malone.

Première pièce de théâtre commentée ici, et première pièce lue depuis très longtemps. Trois personnages, la chef d’entreprise, une salariée syndicaliste et la fille de cette dernière. La gamine n’a qu’une envie, rentrer dans l’entreprise, se fondre dans la masse de ceux qui travaillent plus pour gagner peu. Sa syndicaliste de mère refuse que, si jeune, sa fille pénètre le monde obscure et étouffant du monde du travail salarié. La chef d’entreprise, les dents longues et l’écume aux lèvres, dirige la machine à broyer d’une main de fer.

La forme de la pièce est très surprenante, les personnages ne sont jamais cités, mais repérables par les différences de typographie. Simple volonté d’innover, ou signification profonde, le processus fonctionne en tous cas très bien. Au-delà de la simple forme du discours surgit la vérité essentielle, l’incroyable difficulté d’exister, de trouver sa place dans l’univers. Le monde du travail est en cela exemplaire. La lutte entre la directrice et la syndicaliste devient, à force d’habitude, leur moyen privilégié de fonctionner, de se définir l’une par rapport à l’autre, et de se définir chacune par rapport au monde. Entre alors dans la ronde la fille. Au chômage, sans travail, elle n’est rien. Dans la société actuelle qui veut qu’on n’existe qu’à travers l’argent gagné, « je travaille donc je suis », elle n’aspire qu’à se fondre dans le moule.

La pièce va donc bien au-delà de la simple caricature du monde de l’entreprise, mais retrace l’évolution de la société des quelques dernières décennies, pour arriver à la jeune génération actuelle, génération perdue, gavée de télé, de consommation et privée de rêves de liberté et de création. Les dialogues sont remarquablement écrits, dans un style moderne et classique tout à la fois (votre mission si vous l’acceptez : retrouver les quelques alexandrins pris dans la masse…). Un bien beau texte, nécessaire et couillu, en nos jours sombres.

Couillu aussi, le gars qui osera monter ça sur une scène.