Chronique livre : Les revenants

de Laura Kasischke.

Enorme coup de coeur pour ce roman huilé d’une précision sidérante et baladant le lecteur d’une certitude à son exact opposé en seulement quelques paragraphes.

Un étudiant du genre gentiment fumiste, Craig, intègre grâce à un passe-droit une université prestigieuse. Il a pour colocataire le provincial et coincé Perry, engoncé dans ses chemises amidonnées. Entre les deux, au départ, ça n’est pas tout à fait ça. Mais quand Craig tombe amoureux de la belle et virginale Nicole, originaire du même bled que Perry, les rapports entre les garçons se compliquent encore, et oscillent entre haine et amitié. La deuxième année d’université, les cartes sont rebattues : Nicole est morte dans un accident de voiture provoqué par Craig, Shelly, seul témoin de l’accident, ne trouve personne pour écouter sa version des faits, et Perry semble plonger dans des préoccupations morbides en suivant les cours en thanatologie de l’anthropologue Mira (alter ego pas franchement masqué de Laura Kasischke elle-même).

Si le roman commence chez Lynch, puis se poursuit comme un teen-novel particulièrement affûté, il dérive progressivement et s’amuse à naviguer entre fantastique, épouvante et thriller. Le merveilleux, lumineux et poudreux du début, s’obscurcit rapidement. Grâce à sa construction éclatée entre les histoires des quatre personnages principaux  (Craig, Perry, Shelly et Mira) et éclatée temporellement, le lecteur reconstitue le puzzle progressivement. Mais dès qu’une pièce du puzzle se met en place, Laura Kasischke prend un malin plaisir à couper l’herbe sous nos pieds, et à faire basculer son récit. C’est absolument passionnant et magistral. Chaque pièce, parfois volontairement répétitive, semble s’imbriquer dans la précédente, mais déstructure finalement complètement l’ensemble.

L’auteur utilise comme cadre idéal de sa construction une antique université américaine. Dans ce lieu de culture et d’apprentissage, son scénario use des clichés, les met à mal ou au contraire les amplifie. La faculté est ainsi peuplée d’étudiants tous “interchangeables” au-delà de leurs différences : jolies filles aux cheveux lisses, garçons étonnamment absents hors les deux héros. Dans cette masse de clones post-adolescents, on a l’impression d’être dans le village des damnés dix ans après. De quoi sont capables ces filles magnifiques, derrière leurs sourires virginaux ? Surtout quand elles appartiennent à une de ces sororités ultra-secrètes qui cultivent le goût du mystère ? On finit par se demander si ces revenants vers lesquels nous amène le titre du livre, ne sont pas en fin de compte ces monstrueux clones estudiantins, plutôt que de classiques fantômes.

Dans le monde de Kasischke, on ne peut pas faire confiance à grand monde, et surtout pas à l’auteur. Les situations de grande joie (un amour inconditionnel, une incroyable partie de baise, un mystère à éclaircir) se retournent systématiquement en horreur totale pour les personnages (tromperie, mort, licenciement, trahison), entraînés dans une spirale tragique de laquelle il n’est possible de réchapper que par la fuite. De là à voir dans Les revenants et le microcosme universitaire un miroir de la société américaine dans laquelle les réseaux annihilent toute tentative d’émancipation et de différenciation, il n’y a à mon avis qu’un pas.

Machiavélique machination, certitudes mises à mal, construction brillante, prose ciselée, le dernier roman de Laura Kasischke, usant de la symbolique et de la métaphore avec une cruelle intelligence, est un pur joyau littéraire de cette année 2011.

Ed. Christian Bourgois

Chronique livre : Le Club

de Leonard Michaels.

Mouais, malgré les bonnes (voire excellentes) critiques glanées ici et là, Le Club, ce n’est pas grand chose grand chose. Rien de honteux certes, mais rien de bien formidable non plus. Leonard Michaels raconte la constitution d’un club un peu spécial, un club uniquement constitué d’hommes ne se connaissant souvent que par personnes interposées. Ces hommes se réunissent chez l’un d’eux, Kramer, psychologue de son état. Ils sont médecin, agent immobilier ou enseignant et se retrouvent donc dans l’intérieur douillet de Kramer pour faire ce que font les hommes entre eux (ce n’est pas moi qui le dit mais Leonard Michaels sur le quatrième de couverture) : boire et manger (beaucoup), se battre (un tout petit peu), et surtout parler de leurs histoires de cul et de coeur (énormément). Bref, à la place du rassemblement viril auquel on s’attendait, on assiste plutôt à un déballage de tripes façon troupeau de pipelettes.

Pourquoi pas après tout. Le problème c’est que cette succession d’histoires est bien peu passionnante. Certes en sous-texte pointe une certaine noirceur, un certain désenchantement, l’incroyable difficulté à communiquer, à se comprendre, à se comprendre soi-même et à comprendre l’autre. Il en ressort une vision de la masculinité bien peu reluisante, pour tout dire ces hommes plus qu’imparfaits ne sont même pas émouvants, et on peine donc vraiment à s’intéresser à leur sort. Pour le dire de manière crue, ces mecs pourtant d’un niveau social élevé, sont 100% pur beauf. Le style a clairement mal vieilli. Le Club a été écrit en 1978, mais ça sent les années 50-60 poussiéreuses. On est très loin de la sombre et féroce finesse de Richard Yates par exemple, malgré un style et des préoccupations assez similaires.

Le livre est sauvé de justesse par son final, pour le coup subtil, drôle et cruel. L’arrivée de la femme de Kramer, en apparence impassible devant son salon dévasté par cette bande de mâles, et retournant contre son mari ses techniques psychanalytiques de résolution des conflits, est formidable. Et quand cette femme pète les plombs, une femme qui avait jusqu’à présent tout accepté de son mari (les centaines de maîtresses, notamment) sans jamais se plaindre, Kramer se demande avec une incroyable naïveté ce qu’il se passe, il ne comprend pas, en toute sincérité. On peut lire Le Club pour ces quelques ultimes pages intéressantes, sinon, si on aime ce genre de littérature, je conseille plutôt de se plonger dans les oeuvres de Richard Yates. 

Chronique livre : En un monde parfait

de Laura Kasischke.

Attention, objet littéraire hautement addictif. Difficile de lâcher ce livre, tant on est happé par cette histoire d’une douceur et d’une noirceur infinies. Jiselle est hôtesse de l’air, et se dégote le beau parti de sa compagnie aérienne, le magnifique capitaine Mark, veuf, avec trois enfants. Farouchement indépendante, elle se laisse pourtant amadouer, et devient femme au foyer pour les beaux yeux de son mari toujours absent. Les rapports avec les gosses sont pour le moins houleux. Si le petit dernier, Sam, l’adopte assez rapidement, les deux adolescentes, Sara et Camilla, sont nettement plus récalcitrantes. Jiselle, qui n’a jamais eu d’enfant, et de talents ménagers, se débrouille seule avec les gosses et la maison, comme elle peut, avec bonne volonté. Et puis, peu à peu, presque imperceptiblement le monde extérieur commence à exploser : une mystérieuse grippe décime la population, l’électricité devient vacillante, le carburant rare, l’école fermée … Mark est coincé en quarantaine en Allemagne (ou pas ?), et le reste de la petite famille reconstituée reste bien sagement dans la maison à l’attendre, et à affronter les événements extérieurs.

En un mode parfait, c’est une espéce de “survival book”, mais à l’échelle du cocon familial. On pense évidemment à La route de Cormac MacCarthy, mais les personnages d’En un monde parfait ne fuient pas, ils choisissent de rester là où ils habitent. Manque d’instinct de survie, de groupe ou d’esprit pratique, il n’empêche que cette situation ne leur réussit pas si mal que ça. Alors que le monde s’écroule autour d’eux, la famille éclatée se recompose peu à peu, ou plutôt se compose.

Avec une grande subtilité et une étonnante douceur, Laura Kasischke raconte son histoire, et distille au goutte à goutte les éléments de compréhension de cette histoire familiale. Autant le monde extérieur devient opaque, et bordélique, autant le cocon familiale trouve de la cohérence et de la lumière. Le chaos extérieur sert de révélateur au chaos intérieur, et permet ainsi de clarifier les choses et d’apaiser les tensions. L’univers que crée l’auteur, est un mélange d’horreur et de merveilleux. Au fur et à mesure de l’effondrement de la société moderne, la famille opte par la force des choses, mais sans lutter contre, pour un mode de vie plus simple. La nature qui environne la maison devient alors à la fois menaçante, nourriciére et vaguement féerique. Le livre est peuplé de bestioles, accusées de tous les maux par la population, mais bien acceptées par la famille. De l’oie Béatrice, qui devient l’animal domestique, au furtif Cougar qui croquerait bien la blanche Béatrice, toute une panoplie d’animaux évoluent dans les pages du livre.

Ce qui émerveille dans ce monde parfait, c’est l’incroyable talent de Laura Kasischke pour faire progresser son histoire, sans avoir l’air d’y toucher. Par minuscules grains de sable, elle enraye l’engrenage, ou au contraire dégrippe le système avec une minuscule goutte d’huile. On s’en aperçoit à peine, et la construction ultra-rigoureuse (découpage en chapitres de tailles à peu près équivalentes) rend cet objet littéraire hautement addictif. Une magnifique découverte pour moi, que je vous conseille avec chaleur. Allez, pour Noël, faites vous un cadeau.