d’Abdellatif Kechiche
J’étais à la fois très enthousiaste et un peu réticente à l’idée d’aller voir La graine et le mulet. Peur d’être déçue en fait. J’avais grandement tort. Kechiche nous offre à nouveau un film magnifique, bouleversant, un truc unique qui noue les tripes et fait hurler de joie. Slimane bosse depuis 35 ans dans un chantier naval, et se fait licencier. Le monde bourdonne, hurle autour de lui, la famille braille, les potes l’interrogent, la maîtresse rassure, et Slimane se tait. C’est d’une violence inouïe ce mouvement perpétuel autour de cet homme brisé. On le croit perdu, et voilà qu’il renaît, grâce à un projet impossible et l’aide de sa belle-fille. C’est magnifique cette volonté de renaître alors que tout l’incite à se terrer, que ses gosses le poussent à retourner au bled. Mais malgré ses rides et son souffle court, Slimane est résolument du côté de la vie et s’acharne, pour lui, mais peut-être pour la nouvelle génération, qui est là, et qui pousse derrière.
Kechiche est décidément un grand, filmant au plus près les visages et les corps. C’est peu dire que les acteurs soient criants de vérité, chaque personnage surgit de l’écran dans toutes ses contradictions, ses forces et ses faiblesses. Ils sont insupportables, attendrissants, adorables, monstrueux, tous vivants, et tous nous renvoient plus ou moins à notre propre vécu familiale, dans ses bonheurs, ses mesquineries, son fonctionnement clanique protecteur et étouffant. C’est humainement tourneboulant. La dernière partie du film, noue les tripes dans un suspense insoutenable. Le film monte en puissance, entre Slimane courant comme au ralenti dans une cité déserte, à la lumière des lampadaires, et sa belle-fille, qui, pour sauver l’affaire de Slimane se lance dans une danse du ventre orgasmique à couper le souffle. C’est bien simple, toute la rangée de fauteuils dans le cinéma vibrait au rythme du tambourin.
La fin tinte un peu comme le passage de relais de l’ancienne génération à la nouvelle (je compte dans la nouvelle génération la compagne de Slimane, femme libérée et indépendante). L’ancienne génération est à bout de souffle et ne peut aider la jeunesse à se sortir du merdier, Slimane s’effondre, la mère est absente. C’est un peu l’avènement d’un nouveau monde, jeune, bourré de paradoxes, de chocs des cultures, d’incompréhensions, mais aussi de cafouillages, d’entraide, d’amour et de projets d’avenir, d’un devoir de lutte permanente contre une société française qui ne l’accepte que pour ses clichés. Film rugueux, porté par un immense amour de l’humanité, La graine est le mulet touche au plus haut du corps, du coeur et de la tête.