Chronique livre : Hiver à Sokcho

d’Elisa Shua Dusapin.

Il a tracé un parquet, les détails du futon, comme pour l’éviter elle, mais son corps sans visage réclamait la vie.

HiveràSokchoVoilà déjà quelques mois que je n’avais plus ululé de bonheur, sauté partout en criant « oui, oui, oui, encore », pleuré à chaque page en disant « mais que c’est beau » et tout ça, à la découverte d’une écriture nouvelle, d’un univers, d’une histoire. Et pourtant, Hiver à Sokcho est bien peu spectaculaire, du moins en apparence. C’est que cette jeune auteur réussit quelque chose de tout à fait magnifique, travailler sur la simplicité, le non-dit, le mystère. Ça pourrait être ennuyeux et glacé, c’est puissant et évocateur, traversé par des courants de vie, des lignes de force, le feu sous le givre.

Sokcho donc, ville portuaire de la Corée du Sud, pas très loin de la frontière avec la Corée du Nord. Un dessinateur français vient se perdre dans une pension déliquescente de la ville. Elisa Shua Dusapin met à mal très rapidement toute tentation d’exotisme. C’est l’hiver, tout est glacé et, à part les arrivages quotidiens de poissons et de poulpes, il ne s’y passe absolument rien. L’enjeu est ailleurs, dans cette collision entre l’employée de la pension, jeune femme franco-coréenne éduquée qui peine à se laisser enfermer dans la case qu’on lui a assignée et le dessinateur connu, plus de première jeunesse, qui vient d’une Normandie qu’elle se plaît à imaginer comme tirée d’une nouvelle de Maupassant. La collision d’un monde « nouveau », cette Corée tiraillée entre traditions et chirurgie esthétique, et d’un monde « ancien » qui pourtant ne ressemble déjà plus à l’image qu’on se fait de lui.

Il est donc question d’image dans ce roman, celle qu’on a de soi, celle qu’on sort de soi, celle qu’on veut capturer, celle qu’on aimerait être. Il est question de don et de partage, de la façon dont on communique avec l’autre par autre chose que la parole (le dessin, la nourriture réelle ou immatérielle). Il est question du corps et du désir, de traits, de frontières, il est question de tout ça et de bien plus encore. Mais ne cherchez pas d’explications ou de grandes tirades philosophiques ou psychologisantes. La grande force de cet Hiver à Sokcho c’est son incroyable simplicité, sa totale maîtrise, son économie de mots. Les phrases sont courtes, réduites au strict nécessaire, descriptives des gestes, comportements, frémissements et pourtant puissamment évocatrices et admirablement cinématographiques. Dire beaucoup avec peu, il faut avoir un talent immense et rare pour faire ça. Et beaucoup d’humilité. Elisa Shua Dusapin a 24 ans, c’en est donc d’autant plus sidérant.

Je suis très émue.

Ed. Zoé