de Steve Tesich.
Il se demanda s’il avait jamais vraiment aimé quoi que ce soit dans la vie. (…). Si ce qu’il avait aimé depuis toujours n’était pas juste la possibilité du retour sur investissement personnel qu’il y avait à les aimer.
Quand on a attendu aussi longtemps un livre, y mettre le nez devient une opération à haut risque. Et si on était déçu ? Et si Karoo n’était pas le chef-d’oeuvre derrière lequel le monde entier hurle au génie ?
Saul Karoo, écrivain raté mais rafistoleur génial, gagne (très bien) sa vie en réécrivant les scénarios des autres. Presque divorcé d’une bombasse blonde, père d’un fils adopté, incapable de supporter le moindre instant d’intimité avec ses proches, Saul Karoo vacille quand l’ivresse le quitte. Car l’ivresse Saul n’arrive plus à l’atteindre, même complètement imbibé, Saul se voit refuser les rassurantes portes de l’ébriété. Et voilà Saul Karoo, obligé de supporter son extrême lucidité sur le monde, d’assumer son incapacité à appartenir au monde. Et puis un jour, la vie lui donne l’occasion de se réécrire, de racheter tout ce qu’il a raté. Ça ne marchera pas vraiment comme il l’a imaginé.
Drôle de livre que ce Karoo, bien difficile à qualifier. Il y a là-dedans plusieurs livres en un, malheureusement assez inégaux, et surtout dont le niveau est décroissant plus la lecture avance, ce qui laisse un goût assez mitigé dans la bouche. La première moitié est jubilatoire en même temps que cauchemardesque. Le cynisme total dont fait preuve Saul Karoo, et par extension son auteur, dévaste tout sur son passage. Il trouve son paroxysme dans ces scènes de tête à tête entre Karoo et sa femme, Dianah, monstrueuse créature auto-sanctifiée. C’est méchant, mais parfaitement juste, drôle, et douloureux jusqu’à l’agonie. L’humanité que nous donne à voir Steve Tesich n’est pas particulièrement brillante. Et même les “innocents” de l’histoire, ne seront finalement que des amants incestueux.
On admire vraiment la virtuosité des 450 premières pages, la construction de ce personnage complexe, véritable connard mais pourtant fondamentalement humain dans son pathétisme. Et pourtant la belle mécanique se casse la gueule après que le projet de rédemption de Saul Karoo a échoué. Le point du vue change (du “je” on passe au “il”). Pourquoi cette mise à distance soudaine de son personnage ? Après avoir été si proche de Karoo, le lecteur est invité à le regarder se débattre de loin, et malgré (à nouveau) une belle scène de dialogue entre Karoo, et le démoniaque producteur Cromwell, l’intérêt se noie d’autant plus vite qu’on a deviné grosso modo comment tout ça allait se terminer depuis environ 300 pages. Le coup de grâce est porté par un dernier chapitre vraiment très faible, au lyrisme désolant. Mais sans doute est-ce le but, nous prouver, jusqu’à la dernière minute, qu’il y a certaines personnes chez qui rien n’est à sauver.
On oubliera donc une bonne grosse centaine de pages, pour ne garder que l’essentiel. Le regard à la lucidité monstrueuse, la noirceur du désespoir, et quelque chose d’une mélancolie fondamentale que rien ne pourra jamais apaiser.
(…), il sait maintenant qu’aucun moment sans amour ne peut-être rattrapé.
Ed. Monsieur Toussaint Louverture
Trad. Anne Wicke