de Mariette Navarro.
Voilà plus de six mois que, pour la première fois, j’ai lu Prodiges®. Et puis je l’ai relu, et encore sans doute deux ou trois fois, sans réussir à me décider. Je ne pouvais rien écrire sur ce texte. En l’ouvrant à nouveau ce matin, je crois voir poindre une explication à ce phénomène : ce texte me fait peur. Parce qu’il est “vendu” comme le plus léger et drôle de son auteur, et que je n’arrive pas à le prendre avec légèreté, la moindre esquisse de sourire laissant place rapidement à un grincement de dents. Ce texte me donne le vertige. Tout comme des poupées russes, ou bien plus encore à l’image de ces boîtes plastiques, pratiques et modulables dont il est question ici, Prodiges® est un texte encastrable, emboîtable, dont toutes les strates s’interpénètrent de manière insidieuse et intelligente. Le texte forme un tout, court et cohérent, parfaitement huilé. Mais tout y est à double, triple, quadruple sens. Les niveaux de lectures y sont multiples et il m’a fallu du temps pour effleurer ce joli édifice, et commencer à appréhender ce qui me trouble là-dedans.
Trois femmes sur le plateau, une concessionnaire, une monitrice et une débutante. Les deux premières ont la charge d’éduquer la petite dernière à leurs techniques de ventes de boîtes en plastiques. On est, sans trop le dire, dans les années 50, au sortir de la guerre, période enthousiaste, colorée et ultra-bright, où tout est à reconstruire, à réinventer. C’est simple, on se croirait par moments dans Mad Men.
Devenir présentatrice, c’est une façon d’oublier les moments difficiles, de renouer avec une vie sociale, d’être pleinement une femme de sa génération, reconstruire quelque chose, accompagner l’essor économique de son pays.
Derrière les slogans commerciaux percent les élans d’un monde qui doit se reconstruire sur les ruines fumantes de l’ancien monde. Et c’est le modèle d’une société de consommation qu’on nous vend ici, qu’on nous fait miroiter. L’objet, ici la bête boîte plastique, est présentée comme la solution à tous les problèmes, la porte d’entrée dans le monde moderne et rien de moins que le visa pour le pays du bonheur.
Nous sommes ici pour te raconter l’histoire de ton évolution.
Là où le discours se fait plus insidieux, c’est dans sa façon de s’immiscer dans la tête de celle qui l’écoute, et de se substituer à son évolution naturelle pour lui imposer des clichés aguicheurs avec lesquels elle doit dorénavant se construire, bonne ménagère, efficace et organisée.
Si ça t’intéresse, le chapitre sur la malléabilité du plastique est passionnant aussi.
La construction de soi, thème central d’Alors Carcasse, premier livre de Mariette Navarro, est remplacée par une obligation de se fondre dans un cadre imposé, de s’oublier pour rentrer dans une norme façonnée par le discours commercial, et l’essor d’une société capitaliste toute entière tournée vers le profit.
Car tu as du pouvoir. Dans ton intérieur.
En donnant la maîtrise de son univers à la femme, tout en fixant clairement les limites de sa zone d’influence, le discours commercial et fictionnel, révèle progressivement la face cachée du joli monde tout plastique qu’il nous fait miroiter. C’est de contrôle qu’il s’agit, de maîtrise. Un contrôle qui passe par la proximité à l’individu et se propage ainsi progressivement à la société toute entière.
Un univers tendu vers l’Ergonomie maximale.
Alors bien sûr, derrière cette tentation de l’ordre et du contrôle, on voit poindre la dérive totalitaire, une dérive séduisante dans sa légèreté, dans son affichage, son discours progressiste, tournée vers le bien-être et l’amélioration du quotidien.
En nous ouvrant les portes de chez toi, tu nous ouvres les portes de notre carrière. (…) Grâce à toi, grâce à ton accueil, d’incroyables fortunes se font chaque jour.
Mais loin de la vaine dénonciation, c’est à l’acheteur/spectateur que le message s’adresse. C’est lui qui se laisse envahir, coloniser, sucer la moelle, le sang et la cervelle, l’acheteur/spectateur, consommateur consentant de discours fictionnels, et confortablement formaté à son tour, esclave béat.
Le twist final nous ramène au temps présent. Finie la rigolade. Aujourd’hui, il n’y a plus de travail, et les rêves de maison-mari-jardin-cuisine-plastique se trouvent réduits à la taille d’un minuscule studio.
C’est dans une langue enjôleuse que Mariette Navarro nous vend ses prodiges. C’est séduisant, parfaitement calibré. Le texte tient merveilleusement en bouche, ça sonne, ça résonne, et la répétition du “tu”, la répétition de certains motifs “Il y a peu j’étais comme toi. (…)” participent au processus d’imprégnation du spectateur.
Prodiges® est sans aucun doute une brillante pièce, à la fois sociale, politique et intime, drôle aussi oui, peut-être, mais qui moi me fait froid dans le dos.
Ed. Quartett
Une réflexion sur « Chronique théâtre : Prodiges® »