de Bertrand Bonello.
L’Apollonide accroche le spectateur dès les premières images. Mordorées, mystérieuses, pleines d’une poésie déjà écorchée. L’Apollonide donc, une maison close à la veille du XXème siècle. Une maison bien tenue, fréquentée par des hommes plutôt riches et habitués des lieux. Dans cet espace clos, vivent des prostituées, et Bertrand Bonello nous amène à partager le quotidien de ces filles, des salons luxueux où elles reçoivent, en passant par les chambres communes qu’elles partagent quand elles ne travaillent pas, à la salle de bains, la cuisine… Ce monde fermé ne s’ouvre pour les filles qu’une fois de temps en temps à l’occasion de sorties à la campagne. Hors ces sorties, c’est la valse perpétuelle des clients, des soins d’hygiène.
Rien n’a changé ici, dit un client, et la fille de lui répondre que si, ça change, mais lentement. Et c’est ce très lent changement, cette déliquescence feutrée et discrète que Bertrand Bonello choisit de nous montrer, jusqu’à l’accélération finale, et à la terrible scène finale. Mais cette descente se fait à la manière d’une spirale, avec des éléments qui se répètent, à chaque fois légèrement différents, dans une sorte de structure cyclique qui se dérègle à chaque fois un peu plus.
Le réalisateur oppose dans le quotidien des filles le travail et l’intimité. La nuit est couverte de velours, de dorures et de champagne. Mais ce n’est qu’une illusion. Les filles jouent la comédie, font semblant. Le sexe est un travail, elles sont des actrices, des marionnettes (y compris au sens propre), au service des clients. Magnifique idée d’avoir donné les rôles des clients et de la tenancière (toujours géniale Noémie Lvovsky) à de vrais metteurs en scène. La mise en abîme est vertigineuse, et donne au film une profondeur supplémentaire. Le jour, les filles sont elles-même enfin, dans le petit soleil blafard, solidaires, tendres, chaleureuses, paumées, fragiles, malgré les contraintes du métier (les dettes, les mesures d’hygiène, la chtouille, les passages glaçants chez le gynéco…)
Bertrand Bonello réussit un film extraordinairement écrit, dialogué, construit. On sent que tout est millimétré, et tout fonctionne, glisse, éclate, émeut. Sa distribution féminine est magnifique. Une fois n’est pas coutume, je vais citer des interprètes : Céline Sallette, bouleversante de fragilité désabusée, la vénéneuse et fière Adèle Haenel (déjà vue dans La naissance des pieuvres), ou bien la déchirante Hafsia Herzi qui pleure en lisant un traité d’anthropométrie affirmant que les prostituées, tout comme les criminels ont des petits tours de têtes… Ces interprètes, totalement contemporaines, accompagnées de cette sublime mise en scène, à la fois érotique et pudique, feutrée et dynamique, soucieuse de ce qu’elle veut montrer et raconter, et d’une bande-son anachronique et parfaite, font de ce film un objet cinématographique ultra-moderne, qui ne lâche rien, ne sacrifie rien.
L’Apollonide : souvenirs de la maison close est un film fascinant, émouvant et profond, sans aucun doute un des plus beaux films français de l’année, et un des plus beaux films de l’année tout court.