d’Alban Lefranc
Pour apprendre à parler, il vous faut aller chercher des mots dans la bouche des autres.
Biographie, roman historique, portrait d’une génération, si les bouches se ferment est un livre passionnant et difficile à classer. Après avoir entraîné le lecteur dans le tourbillon Mohammed Ali dans le magnifique Ring invisible, Alban Lefranc aborde de biais, dans un mélange d’Histoire et de fiction, une période chahutée de l’Allemagne, de la naissance de la Fraction Armée Rouge jusqu’au suicide de ses premiers leaders.
Il est vrai que beaucoup de difficultés cessaient très vite d’encombrer l’esprit, dès lors qu’un groupe humain avait choisi de fonder son existence réelle sur le refus délibéré de ce qui était universellement admis et sur le mépris complet de ce qui pourrait advenir.
Le procédé qu’il emploie est malin. Il utilise un personnage qui a gravité en marge de la RAF, un poète et fils de nazi, Bernward Vesper, pour mettre des mots sur cette histoire, pour donner un éclairage sur les raisons de la naissance de ce groupe. Bernward Vesper symbolise à lui seul le passé sombre de l’Histoire allemande, mais également l’après, le silence qu’on impose, les mots qui ne sont pas dits, l’hypocrisie générale. Jusqu’à l’arrivée dans sa vie d’une fille, Gudrun Ensslin qui le pousse à dire, à faire état de son passé, du passé de sa famille, à révéler ce que l’on cache et ce que l’on tait.
Comment voulez-vous faire un seul pas dans les couloirs de l’université, sous les regards de tous, sans la chaleur d’une enfance pour soutenir vos épaules, si vous n’avez pas d’ombre projetée derrière vous qui donne son poids à votre corps ?
On retrouve dans si les bouches se ferment, l’écriture si incarnée d’Alban Lefranc, les rythmes, les ruptures, et surtout la liberté d’expérimenter, de mélanger, récit, poésie, français, allemand, récit direct, indirect. Le procédé est passionnant et permet à l’auteur de brasser l’Histoire, la rendre vivante, incarnée. Le roman (si c’en est un) tient sa grande richesse de cette manière assez unique d’aborder l’Histoire, avec sérieux, mais en ayant recours à la fiction et à l’écriture de la fiction. Cependant si les bouches se ferment apparaît parfois un peu bancal dans sa construction, un peu patchwork. Le lien, ou plutôt le liant ne fonctionne pas toujours et donne au livre un caractère un peu inachevé et décousu.
Malgré tout, on oubliera vite cette petite faiblesse de construction et on retiendra surtout la puissance de cette langue, la curiosité pour l’Histoire que déclenche ce roman et l’intelligence du procédé utilisé.
Nous venons de cerveaux saccagés par la consommation et par le dogme de la non-violence. Nous avons grandi dans la dépression, la maladie, la peur du déclassement.
Mais cette engeance est sortie des non-lieux où vous vouliez la cantonner. Vous avez laissé une armée grandir dans vos entrailles.
Ed. Verticales