d’Alban Lefranc.
Quelques hommes blancs (…) réussissent à déplacer mon ring invisible (seul réel) sur un ring visible de tous (pâle et provisoire matérialisation du premier), (…) réussissent à faire coïncider les deux rings jusqu’à ce que la foule ne distingue plus le ring transitoire (matériel, destructible) du seul ring véritable et permanent, l’invisible, qui contient toute ma vie.
Voilà, c’est ça ce que je cherche dans la littérature. Etre emmenée ailleurs, sur des chemins que je n’aurais jamais empruntés seule, par un auteur qui me convainc de le suivre par la seule force de son écriture. Dans les rencontres improbables, il y a eu Oliver Rohe l’an dernier, et son livre sur la kalachnikov, alors que je frémis toujours rien qu’à la vue de ciseaux à bouts ronds. Cette année il y a Alban Lefranc et son ring invisible, biographie imaginaire de Mohammed Ali quand il était encore Cassius Clay, soit l’histoire de la naissance d’un corps, d’une vocation, d’une révolte et d’un mythe. Rares sont les livres qui vous happent et ne vous lâchent plus jusqu’à ce que vous ayez atteint la dernière phrase. C’est le cas de ce ring invisible, véritable tourbillon littéraire, vertigineusement intelligent dans sa construction et son écriture.
Maintenant que tu as bien raclé, trouvé ton corps derrière ton souffle, tu prends la parole pour Emmett. Pour les morts, et pour les morts seulement, les mots te viennent avec aisance, sans que tu marques la moindre pause.
Le livre est un entrecroisement entre la biographie imaginaire d’Ali, la projection de ses pensées et l’histoire d’un jeune noir battu à mort pour avoir osé regarder une épicière blanche. Alban Lefranc fait de ce massacre l’acte fondateur de la révolte d’Ali, de la découverte de son corps et de son être. Le point de vue choisi est fluctuant, du je au tu, en passant par le il. On est dans un espace de circulation, de mouvement, l’auteur essaie de capter ce mouvement, cette chose qui naît et se déploie, ce corps qui soudain devient, cette pensée qui progressivement se façonne. C’est magnifique. On sent une grande liberté dans cette écriture, souvent proche d’une écriture théâtrale, avec un rythme interne implacable et une langue qui ne demande qu’a être dite.
On se demandait ce qui pouvait bien se passer quand une femme approchait les lèvres des siennes, ce qui en résultait pour l’équilibre général du monde.
Il y a également quelque chose de très cinématographique dans Le ring invisible, bien au-delà des références à Clark Gable et Autant en emporte le vent. Alban Lefranc maîtrise un certain art de la scène, celle qui marque les esprits, qui fait passer par l’image et les actes ce que les plus longues descriptions et analyses auraient du mal à exprimer avec justesse. La scène où Cassius découvre son corps en courant pendant que son père dort est juste sublime. Le lecteur est également plongé dans les obsessions d’Ali, son attrait-répulsion pour les femmes notamment, et surtout leurs lèvres. Le livre m’a étrangement fait penser à certains films ricains des années 40-50, Le Secret derrière la porte de Fritz Lang ou La Maison du Dr Edwards d’Alfred Hitchcock, probablement pour leur héritage psychanalytique, la traduction des peurs fondamentales en images obsessionnelles.
Il fallait devenir champion du monde pour mettre la foule à distance.
Bien sûr, le choix de Mohammed Ali comme objet d’étude n’est pas anodin. Personnage fascinant, singulier et légendaire, Ali permet à Alban Lefranc une exploration à la fois intime, sociale et historique. La notion d’espace, de distance aux autres, de la place qu’on occupe dans la société, la place qu’on doit défendre, pour laquelle il faut se battre est primordiale et fait le lien entre ces trois voies d’interprétation. Le livre est également un prétexte pour invoquer l’Amérique des années 50, sa dureté, ses inégalités, la place des noirs dans cette société clivée. Et l’auteur raconte tout cela à travers le corps de son héros, sa transformation, ses frémissements. C’est juste magnifique et totalement brillant. J’éviterai tous les jeux de mots à base de “coup de poing”, “uppercut”, “crochet” ou “direct”, mais je n’en pense pas moins.
Ed. Verticales
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