Chronique livre : Défense de Prosper Brouillon

d’Eric Chevillard.

Rien ne vaut un livre d’Eric Chevillard pour vous sortir d’une phase de plâtreuse mornitude littéraire. D’autant plus quand celui-ci, on en jette son orbite de curiosité, construit une histoire autour de phrases étincelantes extraites des meilleures ventes de livres de ces dernières années. L’auteur fictif de cette histoire, ainsi que d’une indispensable autobiographie laineuse n’est autre que le Prosper Brouillon du titre, double inversé d’Eric Chevillard, auteur à succès traduit dans toutes les langues et chouchou de ces dames (non pas qu’Eric Chevillard ne soit pas le chouchou de quelques dames, la preuve en est, mais l’incorruptible fait probablement bien peu cas de cette manière d’admiration).

Taquin, acide, grinçant, l’auteur (le vrai) décortique une foule d’inepties littéraires ayant fait les beaux jours de ceux qui les ont commises. Prendre au pied de la lettre des syntaxes bancales, des métaphores affligeantes, des clichés avachis et construire avec tout ça une histoire d’amour torride et purulente, c’est un exercice de style en même temps qu’une critique affutée des têtes de gondole. Et ça fonctionne très bien. On rit autant qu’on s’arrache les cheveux de tant d’arrogance et de fausse poésie contenues dans ces citations, d’irrespect des mots et du sens des mots, d’irrespect du lecteur aussi, supplicié volontaire, masochiste inconscient, victime du syndrome de Stockholm. Cette Défense de Prosper Brouillon alors ? un peu anecdotique sans doute dans la bibliographie de Maître Chevillard, mais définitivement jouissif.

Ed. Noir sur blanc
Coll. Notabilia

Chronique livre : L’auteur et moi

d’Eric Chevillard

Monsieur Chevillard,

Je me permets de vous adresser cette lettre après avoir lu, que dis-je dévoré votre nouveau roman (mais en est-ce bien un ? le doute reste permis), L’auteur et moi. J’ose espérer que vous pardonnerez cette intrusion dans votre vie si foisonnante. Je n’ai pas pour habitude d’écrire aux auteurs de cette manière, directement. J’agis généralement de la sorte : après les avoir lus, j’écris un petit billet d’humeur souvent dithyrambique, même si parfois féroce, et de temps en temps fort mou. Quelques fois quand l’auteur me paraît sympathique ou rigolo ou intelligent ou méchant comme il faut ou (soyons honnête jusqu’au bout) beau comme un dieu, la grande timide que je suis ose, lui tapoter la tête sur un réseau social bleuté pour lui faire part de ma très modeste existence. S’ensuivent alors parfois quelques discussions cordiales, des échanges sommaires ou des vents complets, c’est selon.

Malheureusement, la belle mécanique s’enraye à la lecture de L’auteur et moi ! Comment réussir à parler d’un livre dont le mécanisme même est de s’auto-analyser en même temps qu’il se lit et s’écrit ? Un livre qui prend à rebrousse-poil toute tentative d’attaque ou d’admiration? Un livre qu’on sent nourri de tout ce qui s’est déjà dit sur l’oeuvre de son auteur ? Non non, un tel sens de la mise en abyme est bien trop vertigineux pour la pauvre monomaniaque de la chronique que je suis. Aussi me garderais-je bien de toute tentative d’apporter mon très modeste éclairage à cette oeuvre qu’on devine déjà somme pour son auteur. Je vous avouerai juste que la lecture de L’auteur et moi m’a fait passer du rire aux larmes avec l’aisance de la contorsionniste s’encastrant dans une boîte à chaussures. Ecoutez plutôt.

“L’étreinte peut-elle être autre chose que la promesse de ce déchirement prochain ?”

“…- ma mémoire redevenue une page vierge où enregistrer enfin le poème du monde.”

“Plus grumeleux, je ne connais que le chancre.”

Magnifique n’est-ce pas ? ainsi mon livre sur chaque page a vu fleurir des marques discrètes afin de garder vivant le souvenir de vos mots éternels.

Monsieur Chevillard, Cher Eric si j’osais, vous êtes absent du réseau social bleuté, aussi il m’est difficile de vous tapoter sur la tête pour attirer votre attention. Quel dommage ! Dijonnaise d’adoption, tout comme vous, certaines de vos réflexions résonnent en moi, bien plus qu’en n’importe quel parisien, ou autre provincial non dijonnais (pauvre créature). La nouvelle antre d’Oreille Rouge ? et c’est tout de suite le joli village de F. qui grandit sous mes yeux. Les jeunes gens des associations humanitaires ? La rue du B. bien sûr, que tous les samedis je contourne prestement pour éviter le harcèlement caritatif. Ahhh, que de souvenirs communs pour deux existences si dramatiquement parallèles. Si je n’avais pas peur de troubler votre retraite, je vous inviterais, comme ça, mine de rien, en tout bien tout honneur, à boire un café. Mais je connais trop votre goût pour la discrétion, la réponse me semble hélas, connue d’avance. C’est bien regrettable. Vous auriez pu constater que d’une part votre lectorat n’est pas composé uniquement “de dames d’un certain âge qui s’ennuient.”, je suis moi-même jeune assez encore, et point tout à fait décrépite, et d’autre part que le gratin de chou-fleur, que je cuisine à la perfection et dont je vous aurais amené une portion-maison, est un mets tout à fait délicieux que vous dénigrez de manière fort injuste tout au long de votre livre. Et c’est bien le seul reproche que je pourrais vous adresser concernant cette oeuvre magistrale qu’est L’auteur et moi, trop de chou-fleur tue le chou-fleur.

Monsieur Chevillard, Cher Eric, je ne sais si ces quelques mots parviendront jusqu’à vous. Que le doute est puissant quand l’issue est incertaine. Mais trop longtemps en moi enfouis, il fallait enfin que je vous les écrive.

Avec toute l’admiration pour l’auteur que vous êtes, je vous prie d’agréer l’expression de mon respect le plus sincère. Merci.

Anne V.

P.S.: Certains auront l’impudence de voir en ce texte une tentative de drague éhontée, il n’en est rien, c’est bien mal me connaître. Je ne voudrais en aucun cas troubler la quiétude ménagère de quiconque.

P.S. bis: D’autres encore verront dans cette lettre une façon et pour le dire crûment, de botter en touche par rapport à un texte dont je ne saurais que dire. Ceux-ci auront lu en moi avec plus de discernement, L’auteur et moi m’a passionné (ahhhh la fourmi), agacé, ennuyé, enjoué, tout en déjouant par avance toutes les remarques que j’aurais pu exprimer. Me voilà donc bien inutile chroniqueuse, si ce n’est lectrice. Il a bien fallu que je m’en débrouille autrement.

Ed. Les Editions de Minuit

Chronique livre : Du hérisson

d’Eric Chevillard

Une confidence : j’écris pour gagner ma vie. Mais mes vraies passions sont l’immobilier, la bourse et l’import-export.

Pauvre écrivain que notre héros, condamné à ne pas écrire l’œuvre de sa vie à cause de l’apparition soudaine et inopportune d’un hérisson naïf et globuleux sur sa table de travail ! Imaginez. Vous vous installez pour la nuit à votre table de travail, avec votre crayon, votre gomme, et vos belles feuilles blanches, afin de coucher noir sur blanc l’histoire palpitante de votre vie, d’exposer vos tripes, vos douleurs et peines au monde entier, et voilà que sur votre bureau apparaît comme si de rien, un petit hérisson naïf et globuleux dont vous n’avez que faire, et qui, bien entendu, contrecarre tous vos plans de travail nocturne. Car quoi de plus perturbant qu’un hérisson naïf et globuleux sur une table de travail ?

C’est sur ce point de départ incongru qu’Eric Chevillard bâtit son récit. La présence du hérisson (naïf et globuleux) étant bien entendu l’occasion pour notre écrivain de déballer sa vie bien mieux qu’il ne l’aurait fait dans sa très supputative autobiographie, Vacuum extractor. Eric Chevillard compose son récit en courts paragraphes, dont la dernière phrase de l’un se termine au paragraphe suivant. Malgré donc le caractère morcelé que cette multiplication de paragraphes lui confère, le récit se lit donc d’un bloc. L’allongement parfois extrême des phrases, pleines de digressions, perd parfois le lecteur, volontairement.

Nul n’ignore plus que j’ai pour projet de raconter ma vie depuis ma naissance jusqu’à ma mort (les autobiographes ont souvent trop lâches pour finir le travail – j’irai jusqu’au bout).

Eric Chevillard est un malin. Du hérisson est un peu un autofictif à l’échelle d’un roman, une autobiographie sous couvert de l’autobiographie ratée d’un écrivain raté. La mise en abîme est évidente, et le choix du hérisson comme catalyseur des échecs de l’auteur est à la fois évident et intelligent.

Quant à lui confier un rôle équivoque dans une petite fable à double sens, jamais, hors de question, que l’on ne compte pas sur moi pour hisser hérissé au rang de symbole.

Tout comme dans Dino Egger, Du hérisson trace le portrait émouvant de la condition d’écrivain. Eric Chevillard compose un autoportrait au vitriol, jamais complaisant, tant son personnage est dérisoire et ridicule (il faut lire son voyage aventureux en Tunisie, qui se révèle en fait un simple voyage organisé). Mais les côtés grotesques du personnage sont compensés par ce qu’on peut lire derrière les lignes, la fragilité, les désillusions, la nécessité de se protéger du monde extérieur. En retraçant l’évolution (fantaisiste) du hérisson naïf et globuleux, d’abord dépourvu de sa paillasse, puis couvert de plumes douces insuffisantes à sa protection, et enfin armé de ses piquants, sa protection contre le monde, Eric Chevillard nous trace aussi l’évolution de l’humain, naissant fragile et vulnérable, et obligé de renforcer son armure pour résister aux agressions extérieures.

Drôle, brillant et brillamment écrit, Du hérisson fait partie des œuvres très personnelles d’Eric Chevillard, une sorte de pastiche autofictionnel, un Moi, Eric C., à l’image du Moi, Pascal F. de Pascal Fioretto, mais qui va bien au-delà du simple pastiche. Un pur bonheur littéraire, piquant, naïf et globuleux.

Ed. Editions de minuit

Chronique livre : Dino Egger

d’Eric Chevillard.

Pas simple à caractériser ce Dino Egger que nous pond avec une certaine vélocité Eric chevillard. Il avait mis trois ans à Choir dans une noirceur sans fond, il revient un an plus tard, le ton et la plume beaucoup plus légers pour cette petite fantaisie qu’est Dino Egger. Mais qui donc est ce Dino Egger me direz-vous ? Et bien c’est ce qu’Albert Moindre tente de nous expliquer. Et ce n’est pas simple, car Dino Egger est un grand homme, sans doute le plus grand homme de tous les temps. Mais voilà, le souci du biographe c’est que Dino Egger n’existe pas et n’a pour l’instant jamais existé. Comment dans ce cas-là dresser le portrait de cet illustre ? Albert Moindre s’y emploie cependant, en prouvant tout d’abord qu’Egger n’a jamais existé, puis en imaginant ce qu’aurait pu être Dino Egger, à quelle époque il aurait pu vivre, et ce qu’il aurait fait pour devenir un si grand homme. Mais Egger se refuse à toutes description et supposition étant donné qu’il n’est même jamais né. “Dino Egger apparaît en creux. Il a l’évidence d’un cratère.

La plume allégée et taquine de Chevillard séduit plutôt au début, même si assez vite, connaissant les procédés du monsieur, on craint de tomber dans le systématisme : décrire quelqu’un qui n’a jamais existé n’est finalement pas si éloigné de la description d’un animal indescriptible (Palafox) ou d’une civilisation mouvante (Choir). Fort heureusement Chevillard a le très bon goût de condenser son récit en 150 pages, ce qui lui évite de justesse la redite. Le centre du roman, composé par quelques pages du journal intime d’un inconnu “qui aurait pu être Dino Egger mais non”, constitue un intermède drôlatique assez irrésistible (une espèce de caricature de quête “Héroïc Fantasy” où il est question de déssoucher un arbre et d’aller acheter du pain). Et puis bizarrement le roman prend un aspect assez émouvant, personnel et parfois presque maladroit (ou caricatural ?) dans sa métaphore psychanalytique un peu appuyée de la quête de soi. Ce Dino Egger qui n’existe pas, ce surhomme indispensable à l’humanité, c’est évidemment la personne qu’Albert Moindre, petit biographe terne, en rupture avec sa famille et un peu dérangé, aurait voulu être. Après avoir tué métaphoriquement les parents et la famille, Albert Moindre décide de tuer Albert Moindre pour devenir Dino Egger, puisque finalement celui-ci ne montre pas le bout de son nez. Mais pas si facile de tuer ce qu’on est pour devenir ce qu’on voudrait être.

On assiste donc à une interprétation de la psychanalyse pour les nuls par Chevillard, et on est partagé entre le sentiment que tout ça est tout de même un peu simple, et que tout ça est tout de même assez émouvant car finalement très personnel. Choir serait le grand roman dépressif, et Dino Egger le roman de la réconciliation avec soi-même et du retour vers ses racines. C’est tellement énorme et facile comme analyse, qu’on se dit qu’on se fourvoie, et que Chevillard est bien au-delà de ça. N’empêche. Malgré le vernis de caricature et de recul amusé, on sent qu’il y a de la réflexion, de la remise en cause et de la souffrance. Chevillard nous sert sa version du livre culte du dépressif Le Chevalier à l’armure rouillée. Et ça fonctionne globalement plutôt bien. Un livre imparfait certes, mais pour lequel je ne peux m’empêcher d’avoir une certaine tendresse.

Chronique livre : Choir

d’Eric Chevillard.

IMG_2314_450

Des comme ça, tu n’en auras pas à Choir. Clique.

Assez hallucinant cette plongée dans Choir. On tombe dans une espèce de tourbillon qui bouscule, malmène, fait perdre pied dès les premiers paragraphes. L’île de Choir échappe à toute définition et description, et pourtant, le livre passe son temps à tenter de circonscrire les contours de Choir. Et expliquer Choir n’est pas une mince affaire, car Choir au final ne s’explique pas. La critique de Choir est par conséquent d’autant plus compliquée que définir le contenu du livre Choir est finalement aussi compliqué que de définir Choir. Vous suivez ?

Composé de courts paragraphes décrivant le mode de vie de Choir, entrecoupés du chant d’un ancêtre, Yoakam, qui narre l’histoire d’Ilinuk, aventurier mythique de Choir, objet de l’adoration de chaque habitant de l’île et leur unique raison de survivre. Car Choir n’est pas un lieu propice à l’éclate, c’est une île infernale dont le sol est en même temps trop dur ou trop mou, le sol trop fertile ou complètement stérile, brûlé par le guano, infesté par les punaises. Les enfants sont là pour travailler, quand ils ne sont tués à la naissance. D’ailleurs, on apprend la sodomie à l’école, méthode beaucoup plus sûre en ce qui concerne le contrôle des naissances que les méthodes plus traditionnelles. Ceci dit, le travail évite aux enfants l’ennui de Choir, car à Choir, visiblement il n’y a rien à faire. Ou alors trop à faire. On ne sait jamais vraiment.

Tout comme dans Palafox, dans lequel Chevillard décrivait un animal indescriptible, l’auteur récidive, mais cette fois par la description d’une île toute entière. C’est d’une drôlerie noire totalement ravageuse, car Choir, dans son immonde fonctionnement, ressemble tout de même beaucoup au monde réel, agissant comme un véritable révélateur des bassesses humaines, des médiocrités. Les habitants de Choir sont incapables de bâtir quelque chose (il est vrai que visiblement le milieu naturel ne les aide pas vraiment), et ce qui les maintient à flot est leur croyance aveugle en Ilinuk, qu’ils pensent être leur sauveur, le seul à avoir réussi à échapper à l’île. Tous leurs efforts sont tournés vers ce sauvetage hypothétique : fabrication d’une piste d’atterrissage, système d’alerte au moment du retour du messie.

Finir un tel livre était sans doute la chose la plus difficile pour Chevillard puisqu’il fonctionne sur la description routinière du quotidien. Et c’est avec subtilité que l’auteur distille progressivement des grains de sables dans les rouages pour conclure par un final absolument incroyable. Je ne vous cache pas qu’il faut avoir le coeur bien accroché, et que le désespoir peut saisir aussitôt le lecteur un tant soit peu sensible. Mais c’est également outrageusement tordant. Un très grand livre d’un très grand auteur.