d’Haruki Murakami.
Engouffre-toi dans la nuit, un clic sur la voiture en panne.
Bon, ça n’est pas pour me faire une thématique Murakami, après l’inégal Saules aveugles, femme endormie, mais Le passage de la nuit m’est tombé sous les doigts comme je posais le précédent. A peine un quart de page m’a suffi pour savoir que je ne le lâcherai pas facilement. J’avais raison. Le passage de la nuit est un roman résolument moderne qui lorgne franchement du côté du cinéma et de la scène tout en restant de la grande littérature. Beaucoup plus innovant que Saules aveugles, femme endormie au niveau de la forme et du contenu, le livre constitue une réelle évolution dans le style du maître, beaucoup plus visuelle, plus « mise en scène », débarrassée de ce côté un peu sucré et faussement candide qui m’agace parfois chez Murakami.
On est plongé dans une nuit de la vie de deux sœurs japonaises que tout oppose. Eri, belle jeune femme mannequin à qui tout réussit en apparence, dort d’un sommeil un peu trop profond, pendant que Mari, étudiante effacée mais laborieuse, erre de cafés en snacks pour fuir la nuit sous le toit familial. Ce qui est très original dans ce dispositif, c’est l’utilisation d’un narrateur-caméra, toujours en dehors des scènes, mais qui, dans le même temps, a la possibilité de se déplacer, de multiplier les points de vues. L’effet dynamique est extraordinaire tant on a l’impression d’embrasser l’immensité de la ville et l’intimité de quelques uns de ses habitants. Bref, on est dans un livre en 4 dimensions (x, y, z, t), dans lequel on navigue, d’interrogations en surprises et moments de calme.
Dans l’histoire d’Eri, Murakami a créé une véritable « installation » vidéo, dans le sens théâtral du terme, intrigante, intelligente, angoissante. Rien n’est vraiment explicite, mais le mystère principal reste Eri et ce qui lui est arrivé. Qu’est ce qui a poussé cette Blanche-Neige des temps modernes à chercher refuge dans le sommeil ? Que vient faire, dans la télévision éteinte, cet homme mystérieux mais dont on pense deviner l’identité ? Eri fuit-elle un homme ? Cet homme ? Ce qui intéresse Murakami, au fond, c’est de briser la surface des choses, des êtres, mais sans en dévoiler les tripes, c’est de révéler les failles sans les explorer, sans les expliquer. Le roman en acquiert une universalité totale, permettant du lecteur la projection dans ces névroses, ces angoisses, ces interrogations.
Comme dans toutes les productions de Murakami, j’ai toujours un peu de mal avec ces dialogues, dont on n’arrive pas à discerner si l’artificialité provient de la traduction, ou constitue le propre style de l’auteur. Ces dialogues, très simples cependant, ne coulent pas en bouche, heurtent le palais, et pourtant sont reconnaissables à 200 000 km. Un peu comme un chopiniste qui essaierait de s’attaquer à du Liszt, aux accords et enchaînements défiant les lois de l’anatomie (je me comprends).
Malgré ces vraies-fausses maladresses de dialogues, La passage de la nuit est un objet littéraire absolument unique et fascinant. On aimerait bien que Murakami continue à explorer cette voie, plutôt que d’appliquer ses recettes magiques à des compilations de nouvelles tiédes. Et surtout, j’attends avec impatience qu’un metteur en scène de talent s’empare de ce merveilleux texte pour prolonger le mystère.