Chronique théâtre : Au bord

de Claudine Galea.

Parfois, il suffit de seize pages pour vous mettre KO, et vous laisser pantelant sur le bord du chemin. Au bord est un texte étrange, difficile à qualifier, à classifier.

L’image est présentée avant le texte. C’est cette photo, prise à Abu Ghraib, d’une jeune femme soldat qui tient en laisse un homme nu. Elle est paru en 2004, dans le Washington Post. La femme est jeune, presque juvénile dans son attitude. Et cette femme, et la laisse qui la relie au prisonnier agissent comme un déclencheur, un libérateur de parole et surtout de pensée pour l’auteur, qui laisse alors apparaître, autant qu’elle réfléchit, les choses qui lui viennent en tête. Le texte devient alors un monologue hanté, d’où surgissent des motifs obsessionnels, touchant essentiellement aux “liens”, familiaux et intimes.

Le texte est sans tabou, sans fausse pudeur. La parole est à la fois complètement liée à l’image, jusque dans son absence, mais cette référence à l’image, ce point fixe permet à Claudine Galea d’explorer des territoires interdits, les choses que l’on tait, le mésamour de la mère, ces laisses que l’on se crée lorsqu’on s’attache à quelqu’un, les humiliations que l’on peut subir, que l’on peut faire subir, l’attirance pour la souffrance et l’innocence, le masochisme de ceux qui aiment, l’attirance et la fascination pour les femmes, la maternité, d’un enfant et d’un texte, le désintérêt pour la masculinité. Tout cela en seize petites pages, qui semblent alors à la fois très resserrées (le motif) et très amples (les multiples chemins de la pensée).

Cet effet d’unité et de multiplicité se retrouve en miroir inversé dans l’écriture : Au Bord est d’abord composé de phrases très courtes, répétées, triturées, et se termine en un bloc compact, dénué de ponctuation, foisonnant et rageur, rythmé par un ‘je pense’, asséné, martelé, dans une affirmation primordiale de l’être. Un texte troublant, perturbant, comme un accouchement par l’écriture.

Ed. Espaces 34

Chronique théâtre : Regardé par les folles

de Bernard Souviraa.

Un texte pas facile à appréhender que nous propose Bernard Souviraa. Sur scène, trois hommes, un père et ses deux fils, Aliocha et Bertram, quatre femmes (Maria, Kim, Esther et Val), et Mob, créature indéterminée, objet de tous les fantasmes. On apprend que Mob est l’enfant d’Aliocha-le-fils-aimé-de-son-père et d’Esther, mais qu’il a été élevé par Bertram-le-fils-maudit-par-son-père. Maria, Kim, Val aiment Mob, qui n’aime personne, pendant qu’Esther revit encore et toujours la grossesse à l’issue de laquelle on lui a pris son enfant. Une galerie de personnages cassés, brisés, dès leur enfance par leurs parents, l’Histoire ou leurs histoires. Dans la bouche de ces personnages, les mots, violents, inconfortables, sortent comme pour exorciser, comme pour se persuader qu’ils sont encore en vie.

Il y a du souffle dans ces paroles, du talent dans l’écriture, des choses très belles, touchantes et dures. Mais globalement, j’ai eu un peu de mal à voir où Bernard Souviraa voulait nous amener. Evidemment, il y a une réflexion sur le regard, la façon dont le regard des autres détermine ce que l’on est, le regard des parents évidemment, le regard du père sur Bertram, ou de la mère de Val sur sa fille. Et puis il s’agit aussi d’échapper à ces regards, s’émanciper de la toxicité de ces regards. Jusqu’à Mob, le dernier de la chaîne, qui refuse complètement qu’on le regarde. Mais à part ça, je vous avoue que j’aurais bien besoin d’une explication de texte.

Reste une pièce intrigante et complexe, qui déploierait probablement tout son sel sur une scène.

Chronique théâtre : Vraiment un homme à Sangatte

de Lancelot Hamelin.

Un homme et une femme s’aiment d’un amour improbable. Il est réfugié à Sangatte, ingénieur, fin lettré, et rêve d’Angleterre pour trouver du travail. Il est Requeim (ou plutôt Requiem ?) fils d’une mère qui mourra en son absence, mari d’une femme qu’il laisse au pays et bientôt père d’un enfant à naître. Elle est Julie, infirmière pour la Croix-Rouge, et amoureuse de cette homme dont elle ne parle pas la langue et dont elle ignore tout.

De la chambre où ils font l’amour, à la plage où ils se rencontrent et où le corps de Requeim sera retrouvé noyé, une chaussette rouge serrée dans le poing, accompagnés par une mouette-poétesse, les personnages de Lancelot Hamelin nous racontent leur histoire personnelle, sensible, de manière presque factuelle. Histoire vraie ou mythique, peu importe tant le mythe s’abreuve de réalité pour atteindre l’universel.

La poésie débridée de Lancelot Hamelin alterne les passages intimes entre ses personnages, rencontre, amour, rupture, et la réalité de Requeim, son départ de chez lui, son voyage, son séjour à Sangatte, la promiscuité, les journalistes. L’histoire d’amour semble une parenthèse irréelle dans ce destin désespéré et tragique, mais nous rapproche des personnages pour en faire des victimes, symboles universels d’une Histoire trop grande pour eux.

La langue de Lancelot Hamelin, parfois d’une grande limpidité et luminosité, parfois, sombre et torturée épouse les contours de son sujet, l’aborde sous tous ses angles, fabrique des passerelles et compose un texte d’une belle cohérence derrière l’éclatement. Le centre de Sangatte a fermé ses portes il y a neuf ans déjà, mais on a l’impression que c’était hier tant le sujet de l’immigration est toujours sur le devant des médias. Vraiment un homme à Sangatte nous permet d’appréhender le sujet sous un angle rarement choisi, partant de l’homme pour atteindre l’universel, et à l’heure actuelle, ça ne me paraît pas facultatif.

Chronique théâtre : Nous les vagues Suivi de Les célébrations

de Mariette Navarro

A peine remise de la découverte d’Alors Carcasse, premier texte publié de Mariette Navarro, que déferle Nous les vagues, texte prophétique, à la fois puissant et intime, dont le flux et le reflux continuent à hanter la pensée bien après la lecture.

Nous les vagues, c’est d’abord un soulèvement populaire qui envahit une ville endormie. L’ensemble de ces corps ne semblent en faire qu’un, portés qu’ils sont par la même détermination, la même volonté de changer les choses, de remettre en cause l’ordre établi. Mais de ces corps naît peu à peu la voix du doute et de la peur, et le soulèvement se retire pour sans doute revenir mieux. Naissent alors les interrogations personnelles, la confrontation du quotidien, le test de la conviction. La vague peut alors renaître, différente, nourrie de l’intime, de la beauté de l’amour et de la blessure de la perte.

Prophétique, le texte l’est sans aucun doute. Ecrit entre 2009 et 2010, naît lors d’une résidence en Algérie et achevé avant que ne se soulèvent de nombreux pays du monde arabe, Nous les vagues a su saisir ce qui n’était encore que le germe de la révolte, qu’un bruissement de fond, qu’une poussée pourtant silencieuse. Cette capacité à saisir l’air du temps révèle une grande sensibilité au réel de la part de l’auteur, une ouverture d’esprit et d’écoute des mouvements encore cachés du monde.

Et puis il y a surtout dans Nous les vagues, cette alchimie entre l’intime et le collectif, entre les petites histoires et la grande Histoire. L’une se nourrit de l’autre, la pensée politique et collective comme moteur de l’action personnelle et la vie intime comme moteur de l’action politique. Tout comme dans le grand Septembres de Philippe Malone (qui signe ici un bel Avant-Propos), l’auteur choisit de faire varier la focale et la profondeur de champ de son écriture, pour mieux capter les interactions entre l’homme et l’Histoire.

Dans les passages plus intimes, on retrouve ce qui nous avait touché dans Alors Carcasse. Mariette Navarro a une manière très profonde de parler de ce qu’on cache aux regards, de ce qui est à l’intérieur, et qu’on ne peut pas révéler, de la violence de la pensée que l’on tait aux autres. “Nous avons, très souvent, de ces envies de délivrance. Des éclats de violence bien plantés dans la gorge. Mais en ce jour de vague à l’âme, rien ne se montre des plaies à vif. Nous consolidons les prisons pour éviter qu’on nous découvre, nous vérrouillons la chair et l’émotion.” Ce sont sans doute les passages qui me bouleversent le plus, car faisant forcément écho à l’intérieur.

Et puis, tout comme dans Alors Carcasse, on admire cette recherche formelle, jamais vaine, toujours justifiée, qui par ses répétitions, ses martèlements, ses retraits, nous plonge avec une telle (apparente) facilité dans le flux et reflux de ces vagues humaines. L’auteur nous entraîne avec elle, sans jamais rien lâcher, nous baladant d’avant en arrière, mais toujours avançant dans les flots de son histoire. Et cette histoire littéraire que commence à bâtir Mariette Navarro, on a envie de la suivre encore, et on attend avec envie ses prochaines publications dont on ne sait où elles vont nous conduire, mais qu’on devine d’ores et déjà intéressantes.

Pour boucler la publication, un autre texte, Les célébrations, prend la suite de Nous les vagues. Loin de constituer un bouche-trou ces célébrations sont fort intéressantes. Elles raconte une rencontre d’anciens élèves. Pour ce faire, Mariette Navarro choisit une vision surplombante, une vue du ciel, qui lui permet de décortiquer comme une éthologue les comportements de chacun. Elle utilise pour nommer ses protagonistes des termes comme “l’autre”, “l’une”, “le troisième” etc… Ces noms font apparaître les individus comme ils sont, des stéréotypes sociaux, des marionnettes aux comportements prévisibles et caricaturaux. C’est noir, drôle aussi, mais d’un humour caustique et grinçant qui fait froid dans le dos. Avec Les célébrations, Mariette Navarro nous fait découvrir une autre facette d’un talent qui ne cesse de surprendre.

Chronique théâtre : Sexamor

de Pierre Meunier et Nadège Prugnard.

Si, comme lui, tu es accessoires, clique.


Ah, voilà une programmation un peu plus culottée que le transparent « We are l’Europe ». Le spectacle est très loin d’être parfait, mais il est au moins intéressant, fourni, avec des vrais bouts de texte, et de vrais artistes, du genre qui ont des choses à dire. Sexamor, c’est un homme, une femme et des machines bizarroïdes sur une scène. L’homme et la femme disent des choses, tripatouillent les mécaniques, d’abord séparément, puis ensemble. Des choses sur la condition de l’homme, de la femme. De la difficulté de se sortir des clichés virils pour les hommes et des contes de fées pour les filles. Et lorsqu’ils se rejoignent enfin, lorsqu’ils se trouvent enfin, et s’ « aiment » enfin, c’est pour sombrer dans la caricature du couple : madame jouant avec ses couteaux dans la cuisine, monsieur prenant soin de sa grosse cylindrée, madame et sa robe à paillette montrée comme une femme objet par son homme, qui s’extasie sur les rouages mécaniques de sa cylindrée.

Le spectacle est donc foisonnant. L’imagination de Pierre Meunier et de ses machines absurdes semble sans limite : on s’émerveille devant ces cordes tendues d’où jaillit le tonnerre, ou de cette espèce de placenta/préservatif humide d’où émerge avec difficulté la femme et son « trou immense », ou enfin cette planche de bois dans laquelle se plantent ces espèces de clous géants et inquiétants maniés par une femme également inquiétante. On s’émerveille également devant l’intensité de Nadège Prugnard : voilà quelqu’un qui est là, et qui envoie, avec force, conviction des mots puissants. Ce ne sont pas ses provocations un peu gratuites et qui ne sentent finalement pas trop le soufre (« Qui veut m’enculer ? » lance t’elle après avoir brandi un tableau représentant la maternité) qui en imposent, mais sa présence, ce besoin forcené d’affirmation.

Mais de là né également le déséquilibre du spectacle : Pierre Meunier est physiquement écrasé par sa partenaire. Un peu gauche, hésitant, il aurait sans doute pu être émouvant. Mais la confrontation avec le « bloc » Prugnard sème le malaise tant leur capacité à remplir une scène est inégale. La multiplicité des machines, bien qu’amusantes, tire le spectacle vers l’anecdote : elles ralentissent le cours de la pièce, la rendent trop décousue, sans unité aucune. Les acteurs se retrouvent au service des machines, et les machines ne sont pas toujours au service du propos. On ne s’ennuie pas, mais Sexamor aurait largement gagné à être plus ramassé, plus construit (même sous couvert de bordel), et on se dit que ça manque grandement d’un regard extérieur fort pour donner de la cohérence à l’ensemble, tout en respectant le projet de Meunier, et la force de Prugnard.

La toute fin du spectacle donne un peu de cohérence à l’ensemble. Mais c’est un peu tard. Dommage que tout ne soit pas de la même tenue. Une semi-réussite donc, audacieuse, mais bancale.