Chronique livre : Crash-test

de Claro.

« vous êtes ::: le dépassement, l’expérience des parallèles »

crash-test800Ouvrir un livre de Claro, s’est se soumettre au vertige et à la peur de perdre pied. S’est aussi prendre le risque de s’ouvrir à un univers plus grand et plus intense dans lequel chaque détail revêt le poids du monde.

Crash-test s’ouvre donc par son titre, cette collision entre l’hommage au maître de la tôle et du sexe (J. G. Ballard, je te salue) et ce test fondateur de l’écriture de Claro, maître de l’expérimentation et de la trituration de la langue.

Trois histoires, Crash, Porn, Strip, ou plutôt trajectoires, qui se croisent et se percutent, montent et descendent dans l’effervescence des années 70. On est dans l’air de l’industrialisation de masse, de la démocratisation de la consommation et de la désincarnation progressive, symbolisées ici par ces trois trajectoires de métal, de sang et de cul. Celui-ci enfourne des cadavres à peine froids dans des voitures destinées à la désintégration pour que d’autres puissent rouler en toute sécurité dans leur cercueil de fer, celui-là bâtit son enfance sur des magazines pornos pour échapper à la violence alcoolisée familiale, celle-là s’effeuille en racontant la vie de Linda Lovelace et la naissance du porno moderne. Trois histoires distinctes donc, mais qui pourtant entrent en résonance et dont les frontières, malgré la rigueur du chapitrage (je déteste ce mot), sont floues et poreuses.

Au-delà de l’intelligence du fond (chaque phrase pourrait grosso modo donner lieu à une thèse de 800 pages) et de la construction claire, précise, tranchante, mais vivante et mouvante, c’est l’audace de l’écriture qui envoie du lourd. Claro se permet absolument tout, du récit presque linéaire à l’explosion totale de la langue. C’est sublime, inventif et profond. On s’émerveille à chaque page de la manière dont tout glisse, puis se rattrape et martèle, se pose et s’enfuit. C’est de la poésie pure, mais c’est aussi un roman, un roman sur hier, mais ultra-contemporain, et qui donc ne fait que parler d’aujourd’hui et de demain.

Avec Crash-test, Claro réussit à trouver une espèce d’équilibre aussi magnifique qu’instable entre son courant expérimental (Plonger les mains dans l’acide) et ses aspirations romanesques (Tous les diamants du monde), une grande réussite. Et puis quiconque réussit à glisser le mot « cheddar » dans un texte ne peut pas être foncièrement mauvais.

« —s’absenter silence— »

Ed. Actes Sud

Plus de Claro.
Plus d’Actes Sud.

Chronique livre : Tous les diamants du ciel

de Claro.

Claro, l’homme qui écrit/traduit/lit/dézingue/statue/cuisine plus vite que son ombre, revient chez Actes Sud avec Tous les diamants du ciel, sans doute son roman le plus accessible, en tous cas parmi ceux que j’ai pu lire.

Rigoureusement construit en six chapitres de trois parties, chacun d’entre eux implanté en un (ou deux) lieu(x), sur une période de temps donnée, Tous les diamants du ciel a pour point de départ un événement historique : l’empoisonnement massif, en 1951, des habitants de la petite commune de Pont St Esprit dans le Gard, empoisonnement qui a provoqué pendant des semaines des phénomènes hallucinatoires difficilement maîtrisés par un corps médical et des autorités dépassés. Il faut un coupable, et avant de dénicher celui qu’on pourra juger en enfermer, c’est le pain qu’on accuse de tout ce grand fatras. C’est le pain qu’on accuse, notre héros tout relatif sera donc l’homme qui manipule le pain dès sa sortie du four, Antoine, mitron ex-enfant de choeur qu’on devine déjà légèrement algamatophile (lecteur démmerde-toi).

S’ensuit une plongée dans la psyché explosée par l’acide d’Antoine, et dans la psyché du village tout entier. La France rurale de l’après-guerre (mondiale) mais des débuts de la guerre (froide), se transforme cocotte-minute bouillonnante dans laquelle on voit des tigres et on se jette par les fenêtre. On fait des hypothèses, celles d’une farine souillée par l’ergot du seigle, et puis aussi plus récemment, d’expérimentations de la CIA d’une substance qu’on devinait d’avenir dans l’affrontement des blocs : le LSD. On quitte alors Antoine, pour trouver Lucy dont le goût de la chimie, et les méthodes sans façon qu’elle utilise pour se la procurer, la transforme vite en taupe de la CIA, goûteuse et distributrice de cet acide dont on n’a pas fini de tester les effets.

Bref, ne racontons pas tout, l’histoire n’étant d’ailleurs qu’un prétexte à l’écriture. Comme à son habitude, l’écriture de Claro réussit à créer tout un monde et ses ramifications à partir de presque rien, une feuille qui tombe ou l’anse d’une tasse à café, un monde rempli d’électricité dans lequel tout serait relié à tout et à rien, foisonnant, impoli et musical, un monde où tout persiste alors que rien n’existe. Le LSD, sujet rêvé alors, de l’auteur qui n’a, je pense, pas d’autre but que de plonger le lecteur, juste par la force de l’écriture, dans son vertige acide, tout comme il nous invitait à y plonger les mains.

Mais là où les lueurs verdâtres du radium hantait, “impressionnait” le lecteur de Cosmoz, et le faisait vibrer tout entier, le LSD, sujet sans doute trop évidemment, trop implicitement présent dans toute l’écriture de Claro apparaît comme normal, là où l’hallucination aurait été de rigueur. On admire toujours la virtuosité de l’écriture qui nous “entourbillonne”, cette manière d’aborder l’Histoire, ici de raconter les mutations rapides du monde de l’après-guerre sous un angle plus qu’original (il est question notamment des moyens de domination et de contrôle généralisé de l’esprit par la chimie ou par le sexe). Mais il manque un petit truc, et si l’écriture de Claro comble notre soif de mots et rassasie et ensemence notre esprit, elle ne réussit pas vraiment à faire vibrer la petite fibre sensible du lecteur, et à complètement le renverser.

Rien de rédhibitoire, Tous les diamants du ciel est assez passionnant, moins complexe que le livre-monstre/livre-monde qu’est Cosmoz et donc sans doute plus accessible pour ceux qui ne connaissent pas encore l’écriture de Claro. Juste, la prochaine fois, j’aimerais bien qu’il me déchire le coeur, en plus de tout le reste.

Ed. Actes Sud

Chronique livre : CosmoZ

de Claro.

Après avoir lu Plonger les mains dans l’acide, recueil de textes courts, j’avais pressenti que la forme longue siérait mieux à Claro. A la lecture de Cosmoz, c’est indéniablement le cas. Cosmoz est un véritable tourbillon, un livre-monde, dont il est difficile en une seule lecture de mesurer l’ampleur.

Claro aime visiblement partir de fictions déjà existantes ou de personnages ayant réellement existé pour construire son œuvre. Dans CosmoZ, il s’empare du Magicien d’Oz, de son créateur, et de ses créatures pour construire ce roman foisonnant, dans lequel il est facile de perdre pied. Claro catapulte les personnages d’Oz dans les cinquante-six premières années du vingtième siècle. L’homme en fer blanc et l’épouvantail seront tout d’abord soldats américains dans les tranchées de la grande guerre, Dorothy infirmière, ouvrière puis malade. La sorcière est une jeune femme dérangée dont le passe-temps favori est d’écrire des mots dans le ciel, et les munchkins resteront quoi qu’ils fassent des freaks, d’abord pour amuser les gens puis pour finir en rats de laboratoires sous les griffes du docteur Mengele.

Un résumé n’aurait bien évidemment pas de sens. La construction millimétrique du roman plonge le lecteur dans une tornade (la tornade d’Oz ? le souffle de la bombe atomique ?) de mots, de personnages, de situations, voyageant au gré de l’Histoire pour à chaque fois revenir vers le rêve chimérique d’Oz qui habite tout le petit peuple de CosmoZ. Réécriture complètement barrée des heures sombres du vingtième siècle, le roman ne cesse de mettre en parallèle l’univers d’Oz, dans sa composition, sa construction, ses personnages, et la grande histoire. Le magicien d’Oz fut écrit au début du siècle, et Claro balance ses personnages directement du pays d’Oz à la guerre. Un éclat d’obus bousille la cervelle d’Oscar Crow, dont l’amnésie sert de prétexte à sa quête d’un cerveau comme l’épouvantail d’Oz le fait. Nick est gravement mutilé et un certain Docteur Huizard (ou Wizard?) le rafistole grâce à une armure d’étain. L’homme en fer blanc part à la recherche de son cœur enfouit sous sa carcasse. Dorothy, elle, jeune femme lambda du Kansas, est fascinée par la peinture au radium phosphorescent dont on peint les aiguilles des montres, sans doute y retrouve t’elle l’éclat émeraude d’Oz.

Tous les personnages seront victimes de la folie humaine, à la fois des dérives de l’humanité (la guerre, les soi-disant progrès techniques, l’argent, le totalitarisme), mais également de leur rêve trop fou d’un Oz qui n’est qu’une dangereuse illusion de félicité pour endormir les masses. L’univers que nous propose Claro est d’une poésie noire, désenchantée, inquiétante, sans vraiment de porte de sortie. L’écriture à la fois puissamment visuelle et évocatrice, parfois obscure, souvent complexe, mais toujours passionnante accompagne cette relecture du mythe magnifiquement. Le rythme très soutenu laisse peu de repos au lecteur, et le petit décrochage du chapitre onze (Loin du Kansas, un poil trop attendu, lyrique et grandiloquent pour moi) ne remet pas en cause la fascination pour l’ampleur extraordinaire de cette entreprise littéraire. Avec CosmoZ, Claro rejoint pour moi la clique des auteurs dont l’écriture et la construction tente d’approcher quelque chose de la complexité et du fonctionnement du monde : Mathias Enard (Zone) et Maylis de Keranghal (Naissance d’un pont). Un respect infini pour eux.

CosmoZ est un roman passionnant, ample, à la noirceur lumineuse. A peine entrebaillé l’univers de Claro qu’il me fascine déjà.

Chronique livre : Plonger les mains dans l’acide

de Claro.

Plonger les mains dans l’acide est un titre bizarre pour un livre bizarre, collage bout à bout de textes de fictions et d’essais, inégaux en longueur et en intérêt. Composé de trois blocs, Plonger les mains dans l’acide a au moins le mérite de dérouter le lecteur, et de ne jamais l’amener là où il s’attend à aller.

La première partie, nommée Découvertes & Inventions se compose vingt et un textes très courts, dont les titres à eux seuls sont délectables et probablement issus d’un esprit un peu perturbé. Pour vous donner quelques exemples, citons La Vérité sur Homère et les crapauds accoucheurs, Jumbo en cage et entre parenthèses, De la soûlographie en milieu animal, ou encore Le Manège désenchanté : Ce qui ne tourne pas rond. Claro a clairement le génie du titre. Cependant certains textes semblent plutôt être des prétextes pour décliner ces fabuleux titres et tournent un peu en rond. Heureusement d’autres sont beaucoup plus réussis, et restent, grâce à une écriture musicale assez rock&roll, longtemps imprimés dans le cerveau. Par exemple Ecrire la musique, ou surtout le très beau La peau n’en parlons pas, assez sidérant de poésie, de rythme. Ce texte s’est insinué dans mes neurones, et ne veut plus les lâcher. Et puis quelques textes ou réflexions sont vraiment très drôles, absurdes, déconnants.

Avec un singe sur chaque épaule, on voit le monde différemment : un zèbre aux rayures horizontales court forcément plus vite, non

peut-on lire dans De la soûlographie en milieu animal par exemple. Enfin l’étude sociologique/philosophique/psychanalytique du Manège Enchanté dans Le Manège désenchanté : Ce qui ne tourne pas rond est vraiment tordante.

La deuxième partie de l’ouvrage se nomme Trois récits retors (à répéter 20 fois de suite très vite). Ce sont trois nouvelles, un peu plus longues que les textes de la première partie, et globalement beaucoup plus consistantes. Elles sont toutes trois très différentes, mais bien construites et vraiment intéressantes. Entre le glaçant Le coeur d’amour épris, et sa construction temporelle éclatée, ou l’étonnant La souffrance des choses et le trop fun American cream, on prend le temps d’apprécier l’écriture de Claro, tranchante, ironique, et quelque peu désespérée.

Enfin la dernière partie se compose de trois portraits d’auteurs, Flaubert, Beckett et Artaud, portraits complètement décalés. Celui du grand Samuel, Beckett en corps m’a paru le plus intéressant d’un point de vue littéraire, essayant de retraduire “l’effet Beckett” sur votre organisme et votre psyché. Loin d’une classique biographie, le texte s’enroule comme une spirale, essaie d’embrouiller le lecteur en même temps que de lui faire ressentir plutôt que comprendre ce qui est fascinant et puissant dans le génie Beckettien. Comme Claro le dit lui-même à propos de toutes les oeuvres de l’écrivain

J’adore Murphy/Malone/Molloy, c’est vraiment un bouquin très drôle même si on ne comprend pas tout.

Et bien Plonger les mains dans l’acide aussi c’est parfois très drôle, parfois émouvant, toujours intrigant, même si clairement, on ne comprend pas tout.