de Lars Von Trier.
Lars Von Trier ne va pas bien, on s’en doutait un peu (je sais, je l’ai déjà dit pour Antichrist). Mais dans Melancholia il nous l’assène haut et fort, nous l’expose avec lyrisme, puissance et dévastation. Il choisit pour cela de s’incarner dans deux soeurs, la blonde et lumineuse Justine, la brune et sérieuse Claire.
Après un prologue esthétiquement wagnérien et sublime, dans lequel des planètes se tournent autour avant de se percuter, et dont on ne sait trop s’il est ridicule ou grandiose, Lars Von Trier se concentre sur l’histoire de ces deux femmes. Unité de lieu, le film se déroule entièrement dans la magnifique propriété, accompagnée de son golf 18 trous, du richissime mari de Claire. Dans la première partie nous suivons principalement Justine. Elle se marie en grande pompe avec un jeune homme bien sous tous rapports. Claire a organisé la fête du mariage avec sérieux et rigueur. Mais Justine et son mari sont en retard, la faute à cette limousine trop longue qui n’arrive pas à franchir les virages du chemin d’accés à la propriété. Dans cette introduction joyeuse, se dessine déjà le drame qui se jouera plus tard, l’incapacité de Justine (que son neveu appelle d’ailleurs Aunt Steelbreaker, Briseuse d’acier) à arriver jusqu’au bout de ce qu’elle essaie d’entreprendre. Pourtant à ce moment là, on ne se doute de rien, le sourire de Justine camoufle parfaitement la maladie qui la ronge. Ce n’est qu’au cours du repas de mariage, après les interventions d’un père inconséquent qu’on croirait tout droit sorti d’un roman russe, et d’une mère intransigeante et provocatrice que le spectateur comprend que derrière la joie de façade, se déroule un drame intime en Justine, et que ce drame intime atteint également ses proches, qui préfèrent soit fuir (le père), soit mettre des barrières mentales avec Justine (la mère), soit essayer de ramener Justine à la raison (la soeur).
Mais on ne peut pas ramener Justine à la raison, et on ne peut pas fuir son mal, comme elle-même ne peut y échapper. Ce mal, c’est la mélancolie. Pas la mélancolie romantique, le soleil noir de De Nerval, ce sentiment d’une tristesse vague et douce, dans laquelle on se complaît, et qui favorise la rêverie désenchantée et la méditation. Mais la mélancolie dépressive et suicidaire, si profonde, et si dévastatrice que rien ne peut la soulager, et dont rien ne peut freiner l’avancée inéluctable. C’est cet état morbide caractérisé par un abattement physique et moral complet, une profonde tristesse, un pessimisme généralisé, accompagné d’idées délirantes d’autoaccusation et de suicide. Mais en fait d’idées délirantes, le mal de Justine se matérialise sous les traits de Melancholia, une planète errante, “en transit”, dont la trajectoire pourrait bien croiser celle de la Terre.
Démarre alors la seconde partie du film, baptisée Claire, et durant laquelle, pendant que Justine se remet des événements qui se sont déroulés pendant sa fête de mariage, Claire voit s’effondrer le monde qu’elle a pris tant de peine à construire. L’arrivée de la planète n’est pas une surprise pour la mélancolique Justine, dont le mal n’est sans doute qu’une incapacité à se bercer d’illusions, à filtrer le réel pour le rendre moins cruel. Plus elle sent la fin approcher, plus elle semble sereine. C’est la fin de ses tourments, mais aussi la fin des tourments du monde, et de la vie. Pour Claire au contraire, tout s’effondre. Elle qui a toujours tout contrôlé, pour se bâtir une existence parfaite, et pour protéger son enfant, se retrouve dans l’incapacité de maîtriser quoi que ce soit.
On est, il faut bien l’avouer, scotché par l’énormité de la métaphore : une planète baptisée du même nom que la maladie dont souffre Justine, et qui va matérialiser les pensées les plus sombres de la jeune femme. Mais cette énormité est également renversante de puissance. Tout comme les sentiments de Justine, l’arrivée de la planète est incontrôlable, et le mal se propage à tous et toutes. La fin (une scène colossale) est bien sûr inéluctable et généralisée, la destruction totale non seulement de la planète mais également et surtout du concept même de la vie. Je ne sais pas si quelqu’un a déjà été aussi loin dans le nihilisme et la pulsion de mort que Von Trier ose le faire dans Melancholia.
Le paradoxe du film est qu’il est sans doute à la fois le plus facilement lisible de Von Trier, maître absolu de l’entourloupe cinématographique, et pourtant le plus personnel et sincère. Pas étonnant qu’aujourd’hui le réalisateur soit à deux doigts de renier son film, qu’il clame haut et fort qu’un autre aurait tout aussi bien pu le réaliser. C’est bien entendu totalement faux. Personne d’autre que lui n’est capable de dévoiler de la sorte l’insondable noirceur de son psychisme, la profonde souffrance qui le consume.
Le fait que Melancholia ait été présenté en même temps que The Tree of Life à Cannes, est une incroyable coïncidence, tant on a l’impression de voir deux conceptions diamétralement opposées de la vie. Terrence Malick et Lars Von Trier utilisent pourtant des symboliques et des processus quasiment similaires, mais dans des buts fondamentalement différents. Là où les planètes de Malick avaient la rotondité de ventres de femmes enceintes et présageaient de l’espoir de la vie, les astres de Von Trier se percutent dans un cataclysme grandiose, mettant un point final à tout espoir de vie. Là où Malick cherche la rédemption de l’homme dans un principe vital né de la communion entre l’homme, la nature et les éléments, Von Trier voit la destruction de ce principe par les astres même qui ont permis sa création. Mais au-delà de ces divergences de fond, les deux hommes partagent une vision du cinéma comparable, mêlant lyrisme et intimité, et surtout une capacité propre aux plus grands, la capacité à révéler les choses en seulement quelques secondes de film, par le pouvoir absolu de l’image et de la mise en scène. Et dans les deux films, c’est une scène de repas qui est le catalyseur du drame. Dans The Tree of life, après un prologue paradisiaque, les fêlures sautent aux yeux du spectateur en une fraction de seconde : l’autoritarisme du père, la souffrance des enfants, la schizophrénie d’une éducation incohérente. Dans Melancholia, le processus est identique, et ce sont les failles de Justine qui sont révélées.
On peut également souligner le rôle fondamental de l’image dans Melancholia, comme il l’était également dans Super 8. Mais quand J. J. Abrams utilise les images pour dénouer les fils de son intrigue, et en fait un moteur pour la renaissance de son héros, Lars Von trier les utilise comme éléments d’un délire obsessionnel et morbide, comme représentations figées et prophétiques d’une destruction inéluctable.
Et puis il y a cette lumière absolument incroyable, qui a séduit, au gram dam du réalisateur même ses plus fervents détracteurs. Tout le film est baigné d’une noirceur insondable, que vient juste souligner une lumière de fin du monde indescriptible, à la fois chaude et froide, verdâtre et mordorée. C’est un éblouissement visuel représentant une lutte entre la vie et la mort, à l’image de la chaude lune et de la glaciale Melancholia qui cohabitent l’espace de quelques heures dans le ciel nocturne.
Sublime et désespéré, grandiloquent et sensible, Melancholia est un film paradoxal, inquiétant, ravagé, agaçant, qui hurle à la face du monde l’infinie souffrance de vivre, cette souffrance qu’il est de bon ton de taire et de camoufler pour sauver les apparences. Mais les apparences, Lars Von Trier n’en a jamais eu rien à faire, et il le prouve encore ici, dans son film sans doute le plus plastique, mais aussi le plus personnel.