Chronique film : Hors Satan

de Bruno Dumont.

Je ne le fais quasiment jamais, mais là, je vais lire les critiques sur Hors Satan avant de vous en causer. Vous restez en ligne ? …
… toujours là ? …
…nan parce que ne vous sentez pas obliger de rester hein…
…Je sens bien que vous êtes encore là. Il va falloir que je me lance… Or donc.

Hors Satan est un film assez indescriptible. Je le savais en rentrant dans la salle, mais visiblement pas les vingt autres spectateurs, qui malgré leurs soupirs, ont pourtant réussi vaillamment à rester jusqu’à la fin. Préciser que le film est austère est un euphémisme. A titre de comparaison, on pourrait dire que La Dernière piste et Essential Killing, c’est un peu Indiana Jones par rapport à Hors Satan.

Sur la Côte d’Opale, une jeune femme, punkette campagnarde, se lie avec un SDF qui campe dans les dunes. Amour, amitié, on ne sait pas trop. Mais quand elle lui dit qu’elle n’en peut plus, l’homme n’hésite pas, prend son fusil et abat le beau-père probablement incestueux de la jeune femme. Qui est cet homme, que veut-il, pourquoi agit-il de cette manière ? Le film de Bruno Dumont n’apporte aucune réponse, mais fait se poser beaucoup de questions. Et c’est passionnant, pour peu qu’on s’accroche.

Il faut être honnête, et dire que le film est quand même assez difficile si on essaie de trop intellectualiser. Mais c’est justement le piège dans lequel, je crois, il ne faut pas tomber. Le film de Bruno Dumont est avant tout destiné à provoquer chez le spectateur des sensations, des sentiments, des questionnements. Il n’y a pas de message, de moral, juste les fragments d’une histoire proposée aux spectateurs, qui doit lui-même y trouver son chemin.

Hors Satan est tourné dans un espace réduit, coincé entre les champs, et la mer : les dunes et leur végétation. Ce décor naturel fascine le metteur en scène, qui le filme de manière incroyable, avec attention, respect, de la moindre brindille aux étendues des dunes. Il rend à la fois ce paysage source de vie, et de mort. Le metteur en scène s’accapare ce décor, se l’approprie, comme le personnage central l’occupe. Il alterne plans larges et plans serrés, parfois de manière anti-conventionnelle. Il bouleverse ainsi les codes de la narration classique de manière subtile : le spectateur a par exemple l’impression de découvrir un plan, paysage ou scène, avant de s’apercevoir que ce sont les personnages qui le regarde. L’enchaînement “logique” des plans, ou plutôt celui dont on a l’habitude, est renversé. Ca ne paraît presque rien, mais ça déstabilise, et oblige le spectateur à rester “ouvert”, disponible à ce que l’on nous donne à voir.

Il faut aussi souligner l’incroyable présence des acteurs, et leur ambivalence. L’homme (David Dewaele, une gueule qui en impose) est charismatique, magnétique, mais dès qu’il parle ou sourit de manière maladroite il devient trivial, gauche, rustre. Cette fois-ci encore, le spectateur est placé dans une situation entre-deux, et se demande comment ce type peut être à la fois cet espèce d’ange exterminateur doublé d’un véritable plouc. La jeune femme, Alexandra Lematre, est également un étrange personnage. Avec son look vaguement gothique, elle n’a pas grand chose d’une fille de la campagne. Le visage de l’actrice est à la fois poupin, et hors d’âge, et on ne sait trop quel est vraiment son degré d’innocence.

Hors Satan reste cependant, malgré la beauté de ses images, son intelligence cinématographique, et sa brillante direction d’acteurs, un film très austère dont on se demande quand même souvent où il veut aller. Mais on peut aussi considérer ce film comme ce qu’il nous montre à l’écran : un acte de foi. Une foi dénuée de Dieu, connectée au ciel et à la terre, pour ce qui est des personnages, et une foi absolue dans le pouvoir du cinéma en ce qui concerne Bruno Dumont. Couillu. Mais austère.

Chronique film : The Artist

de Michel Hazanavicius.

On connaissait déjà le trio mémorable formé par Michel Hazanavicius, Jean Dujardin et Bérénice Béjo dans l’excellent OSS 117, Le Caire nid d’espions. Dans The Artist, les compères reviennent en force et en forme : The Artist est tout bonnement irrésistible.

Soit un acteur célèbre du cinéma (muet) dans les années 20, George Valentin. Il excelle dans les rôles de héros, moustachus et gominés, mélange entre Clark Gable et Guy Williams pour prendre des références postérieures. Soit une jeune fan de George Valentin, Peppy Miller, qui a envie de percer dans le cinéma. Mais Hollywood est à un tournant technologique, celui du passage du muet au parlant. George Valentin refuse tout net de parler et par conséquent de se lancer dans cette nouveauté d’avenir. Sa vie personnelle et sa vie professionnelle s’effondrent. Peppy Miller, au contraire, jeune et pleine d’ambition, se lance dans l’aventure du parlant et devient une grande vedette. Comment ces deux-là vont-ils pouvoir enfin se retrouver ? (Tadam, suspense intense).

Evidemment, on est toujours absolument charmé par l’immense cinéphilie de Michel Hazanavicius : The Artist est un hommage évident au cinéma américain (muet mais pas seulement), bourré de tellement de références que je pense n’en avoir reconnu qu’une infime partie. Mais le tour du force du film, c’est justement de ne jamais tomber dans le pastiche. The Artist est un vrai film de cinéma, qui se tient, de bout en bout, malicieux, émouvant, drôle, très intelligent et qui finalement révèle un ton tout à fait personnel.

Belle idée d’avoir confié le rôle de George Valentin à Jean Dujardin, et son physique un tantinet désuet. Il se fond dans le rôle, de manière subtile, n’en faisant jamais trop, et réussissant à emporter l’adhésion par le moindre micro-mouvement de sourcil. Face à lui, Bérénice Béjo délicieuse, avec son minois moderne, complètement décalé par rapport aux canons esthétiques des années 20, apporte une incroyable fraîcheur au film. Mais Michel Hazanavicius n’est pas à la traîne par rapport à ses acteurs. Il signe à la fois le scénario et la réalisation du film, et excelle dans les deux domaines. Le scénario tout d’abord n’est absolument pas un collage de références. Bien au contraire, l’histoire de The Artist est tenue, inventive, drôle et émouvante. C’est également une belle réflexion sur le sens de la parole, et pas seulement au cinéma. George Valentin périclite faute de parler, c’est à dire de communiquer, à la fois professionnellement et dans sa vie privée : sa femme le quitte faute de paroles (la seule manière pour George Valentin de lui montrer son affection, est d’offrir à sa femme des colliers de perles). Mais comme le rappel le final, ce qui compte finalement ce n’est pas forcément la parole en tant que telle (le film s’en passe d’ailleurs très bien), mais bien la communication d’une manière plus générale.

A la mise en scène et au montage, intimement liés au scénario pour un film muet bien sûr, le réalisateur est tout aussi juste : c’est précis, méticuleux, également inventif. Il utilise par ailleurs la musique, ou son absence, avec beaucoup de discernement. La scène de “retrouvailles” finale dans la maison dévastée par les flammes de George, est ainsi complètement silencieuse. C’est audacieux, et brillant, l’émotion pouvant naître librement de cette plage de silence, par la simple magie des images.

Au final, The Artist est un film au scénario d’une très grande habilité, à la mise en scène extrêmement intelligente et subtile, et formidablement bien interprété. What else ? (rapport à George, v’voyez ?)

Chronique film : Restless

de Gus Van Sant.

Un adolescent perturbé, en rupture scolaire, qui tombe amoureux d’une adolescente mourante. Voilà une histoire qui sous la caméra de n’importe quel tâcheron pourrait devenir une infâme mélo larmoyant (façon Love story par exemple, vous voyez ?). Sous la caméra de Gus Van Sant, cette histoire sombre, déchirée et romantique à mort devient une petite miniature lumineuse, apaisée et joyeuse.

Soit Enoch (Henry Hopper, fils de, et digne de) donc. Enoch a perdu ses parents et passé trois mois dans le coma. Ces funérailles auxquelles il n’a pas pu assisté, c’est aussi un deuil qu’il n’a pas réussi à faire. Il hante les cérémonies funèbres d’inconnus. C’est au cours d’un de ces squattages morbides qu’il rencontre la frêle Annabel, fanatique de biologie et surtout d’ornithologie, et mourante. Entre les deux adolescents, maladroits et attendrissants petits pioupious, c’est une évidence : ils se rencontrent, ils apprennent à se connaître, ils s’aiment. C’est simple, solaire, doux, mignon comme tout. Mais éphémère. Annabel va mourir du cancer, et ce décès, Enoch l’accepte, du moins apprend à l’accepter, grâce à l’intelligence et la ténacité d’Annabel.

Ce qui est merveilleux dans Restless, c’est la manière dont Gus Van Sant réussit à centrer son récit sur ses deux héros, sur ses sujets (l’acceptation de la mort, l’amour, l’adolescence). Rien ne vient perturber l’attention du spectateur, entièrement centrée sur l’histoire. Cette compacité permet au film d’être d’une très grande cohérence, tout s’imbrique, tout fonctionne ensemble, tout est pensé, rien n’est inutile. Il y a quelque chose de la rigueur de Gerry, mais sans l’austérité. Au contraire, le film est fantaisiste, inattendu. On a vraiment l’impression que Restless est une miniature, parfaite, délicate, mais sans mièvrerie aucune.

Gus Van Sant a une façon de filmer l’adolescence, à fleur de peau au sens propre, de manière ultra-sensible. Tout passe par les regards, les infimes mimiques de ses deux merveilleux personnages. Adolescents, plus tout à fait enfants, pas encore tout à fait adultes. Ils jouent comme des gosses à se déguiser, et se composent des personnages hors du temps, hors mode. Et forcément on adore ces gamins, pas encore tout à fait poussé, mais déjà bien amochés : l’une sait qu’elle ne deviendra jamais adulte, et essaie de profiter avec grâce des quelques mois qui lui restent, l’autre doit accepter la mort de ses parents et de sa petite amie pour devenir adulte.

C’est beau, c’est déchirant, c’est intemporel et très très classe.

Chronique film : L’Apollonide : souvenirs de la maison close

de Bertrand Bonello.

L’Apollonide accroche le spectateur dès les premières images. Mordorées, mystérieuses, pleines d’une poésie déjà écorchée. L’Apollonide donc, une maison close à la veille du XXème siècle. Une maison bien tenue, fréquentée par des hommes plutôt riches et habitués des lieux. Dans cet espace clos, vivent des prostituées, et Bertrand Bonello nous amène à partager le quotidien de ces filles, des salons luxueux où elles reçoivent, en passant par les chambres communes qu’elles partagent quand elles ne travaillent pas, à la salle de bains, la cuisine… Ce monde fermé ne s’ouvre pour les filles qu’une fois de temps en temps à l’occasion de sorties à la campagne. Hors ces sorties, c’est la valse perpétuelle des clients, des soins d’hygiène.

Rien n’a changé ici, dit un client, et la fille de lui répondre que si, ça change, mais lentement. Et c’est ce très lent changement, cette déliquescence feutrée et discrète que Bertrand Bonello choisit de nous montrer, jusqu’à l’accélération finale, et à la terrible scène finale. Mais cette descente se fait à la manière d’une spirale, avec des éléments qui se répètent, à chaque fois légèrement différents, dans une sorte de structure cyclique qui se dérègle à chaque fois un peu plus.

Le réalisateur oppose dans le quotidien des filles le travail et l’intimité. La nuit est couverte de velours, de dorures et de champagne. Mais ce n’est qu’une illusion. Les filles jouent la comédie, font semblant. Le sexe est un travail, elles sont des actrices, des marionnettes (y compris au sens propre), au service des clients. Magnifique idée d’avoir donné les rôles des clients et de la tenancière (toujours géniale Noémie Lvovsky) à de vrais metteurs en scène. La mise en abîme est vertigineuse, et donne au film une profondeur supplémentaire. Le jour, les filles sont elles-même enfin, dans le petit soleil blafard, solidaires, tendres, chaleureuses, paumées, fragiles, malgré les contraintes du métier (les dettes, les mesures d’hygiène, la chtouille, les passages glaçants chez le gynéco…)

Bertrand Bonello réussit un film extraordinairement écrit, dialogué, construit. On sent que tout est millimétré, et tout fonctionne, glisse, éclate, émeut. Sa distribution féminine est magnifique. Une fois n’est pas coutume, je vais citer des interprètes : Céline Sallette, bouleversante de fragilité désabusée, la vénéneuse et fière Adèle Haenel (déjà vue dans La naissance des pieuvres), ou bien la déchirante Hafsia Herzi qui pleure en lisant un traité d’anthropométrie affirmant que les prostituées, tout comme les criminels ont des petits tours de têtes… Ces interprètes, totalement contemporaines, accompagnées de cette sublime mise en scène, à la fois érotique et pudique, feutrée et dynamique, soucieuse de ce qu’elle veut montrer et raconter, et d’une bande-son anachronique et parfaite, font de ce film un objet cinématographique ultra-moderne, qui ne lâche rien, ne sacrifie rien.

L’Apollonide : souvenirs de la maison close est un film fascinant, émouvant et profond, sans aucun doute un des plus beaux films français de l’année, et un des plus beaux films de l’année tout court.

Chronique film : La guerre est déclarée

de Valérie Donzelli.

Quand on va voir un film après un tel feu d’artifices de critiques au bord de l’orgasme cinématographique, forcément, on s’attend à également prendre son pied. Malheureusement, dès le premier quart d’heure, j’étais déjà à l’agonie, me demandant “mais quand est-ce que ça commence?”, et un quart d’heure plus tard priant pour que le générique de fin arrive très très vite, ce qui malheureusement n’est pas le cas, le film doit durer environ dix heures (plus ou moins cinq minutes).

Alors évidemment, c’est très difficile de critiquer ce film : l’histoire est vraie, c’est celle de Valérie Donzelli qui réalise et également joue son propre rôle. Avec son compagnon de l’époque (Jérémie Elkaïm qui joue également son propre rôle), ils se rencontrent, s’aiment, font un enfant. Mais lorsque celui-ci atteint ses deux ans, on lui découvre une tumeur au cerveau. Le film raconte le combat des parents pour sauver leur fils, et réussir à survivre. Alors bon, l’histoire est belle, elle se termine bien pour l’enfant, les deux parents sont visiblement des personnes admirables et courageuses, du genre de celles qu’on aimerait vraiment connaître. Le problème c’est que tout ça ne fait pas forcément un film.

On peut reconnaître à Valérie Donzelli une certaine audace. Elle a de la culture cinématographique et musicale, elle est visiblement très sincère, elle essaie de s’éloigner de son sujet pour mieux le réinventer. On oscille entre une voix-off et certains plans “à la Truffaut”, une petite chansonnette (ouille) et un ancrage urbain “à la Honoré”, des scènes de fiesta pour insuffler de l’énergie, des micros chorégraphies pour rendre le film physique. Malheureusement absolument rien ne fonctionne. Le film se veut vif, rythmé et énergique. Ce n’est pas le cas. Il est surtout très maladroit. L’utilisation systématique de musique lors des moments “creux” n’arrive pas à faire illusion, et à masquer l’absence de souffle du projet. Tout est poussif, artificiel, et, je suis désolée de le dire, pas très bien joué.

Alors le film n’est pas affffffreux et on se dit qu’avec le dictionnaire de références qu’elle possède, Valérie Donzelli peut devenir une vraie réalisatrice un jour. Mais franchement, en l’état La guerre est déclarée reste tout de même un tout tout petit film, plein de bonnes intentions, mais à peu près vide de cinéma. Et puis le ralenti final, non honnêtement, ça pour moi, c’est complètement rédhibitoire.