Chronique livre : Le pourceau, le diable et la putain

de Marc Villemain.

Ce cloporte m’escagasse.

Quand on ouvre un livre de chez Quidam, on ne sait décidément pas sur quoi on va tomber. Après l’enquête sous psychotropes de La femme d’un homme qui, le dénuement impressionniste de Tout passe, voilà Le pourceau, le diable et la putain (titre en hommage Le monde, la chair et le diable ?), rétrospective intérieure d’un homme qui va mourir, et ne s’en porte pas trop mal.

Notre beckettien héros immobile a été prof de fac, et coureur de jupons, amoureux enfantin d’une petite gitane espagnole, et père d’un fils qu’il ne désigne que par le tendre surnom de pourceau. Un être tout à fait recommandable donc, qui bien entendu déteste tout le monde, à commencer par lui-même. Marc Villemain s’engouffre ainsi dans la veine des grands misanthropes. On pense à Calaferte, bien sûr, mais aussi à la Morue de Brixton de Timour Sergueï Bogousslavski.

Malgré la noirceur du personnage, on rit vraiment beaucoup, et c’est essentiellement grâce à une écriture ultra-maîtrisée que Marc Villemain emporte le bout de gras. Utilisant des phrases un peu prout-prout à rallonge au plaisir, notre héros a beau ne pas s’aimer lui-même, il aime beaucoup s’écouter penser, et n’oublions pas qu’il est universitaire. Et puis progressivement, le discours s’émaille de quelques mots au registre beaucoup moins soutenu (à commencer par ce magnifique “et patin-couffin” exhumé d’on ne sait où), jusqu’à exploser progressivement dans un final assez hilarant. Plus la mort approche, plus le vieillard malgré lui se ranime et se rebiffe. Une belle découverte, drôle, cruelle, et une écriture à suivre, c’est sûr.

Ed. Quidam Editeur

Chronique livre : Ecorces

de Georges Didi-Huberman.

L’oiseau s’est posé sans le savoir entre barbarie et culture.

Précieux sont les amis qui vous conseillent des livres précieux. Et c’est le cas de ces Ecorces, bouleversante déambulation dans certaines pages les plus noires de l’Histoire. En juin 2011, Georges Didi-Huberman se rend à Auschwitz-Birkenau. Il y prend quelques photos. De retour, les images sous les yeux il s’interroge. Ecorces est le résultat de ces interrogations. Quelques photos, des courts textes pour les accompagner. Courts mais intenses, riches, profonds.

Mais elle est bien lisible encore, et lisible avec elle le temps qui l’a périmée.

Chaque photo est l’occasion d’une exploration archéologique personnelle et historique. L’auteur décortique les strates, à la fois des lieux visités, et de leur muséification actuelle, mais aussi de sa propre perception des lieux, des photos.

Mais que dire quand Auschwitz doit être oublié dans son lieu même pour se constituer comme un lieu fictif destiné à se souvenir d’Auschwitz ?

Georges Didi-Huberman ne cherche pas à comprendre le pourquoi, mais s’interroge sur le comment, la manière de. De montrer, de faire passer le message.

Mais faut-il une réalité clairement visible – ou lisible – pour que le témoignage ait lieu ?

Le livre ne donne jamais de leçon, mais force à se poser des questions, et guide le lecteur dans son propre chemin face à la représentation. Il y a en ça quelque chose de généreux, et de poignant dans cette démarche, à la fois très personnelle et ouverte, simple, presque modeste et pourtant d’une beauté et d’une profondeur renversante.

Ecorces n’est pas un livre sur le pourquoi, c’est un grand livre sur le comment, et le lecteur est un lecteur heureux d’avoir été considéré comme un être pensant, et pas seulement comme un réceptacle. Magnifique.

Ed. Editions de Minuit

Chronique livre : 1Q84 Livres 1, 2 & 3

de Haruki Murakami.

1Q84 est sans doute le livre le plus paradoxal de Murakami que j’ai lu.

Dès les premières pages, on comprend à quel point l’auteur est intelligent. Alternant les chapitres sur deux personnages, il réussit à créer un phénomène d’addiction chez le lecteur que je n’avais pas ressenti depuis la lecture des Chroniques de San Francisco il n’y a pas loin de quinze ans (oui bon chacun ses casseroles hein). Ce phénomène addictif, proche de celui qu’on peut ressentir pour sa série préférée, ne tient malheureusement pas sur les quelques 1500 pages du roman. En abordant le Livre 3, on commence à comprendre le truc, à bien voir les ficelles (genre intégré un chapitre dans lequel il ne se passe rien, pour chronologiquement rattraper l’histoire de l’autre personnage), et l’arrivée d’un troisième luron dans l’affaire n’a pas titillé plus que ça mon intérêt, il m’a plutôt agacé. L’intelligence de Murakami glisse alors doucement vers la roublardise.

Par ailleurs, je dois vous avouer, que j’avais assez précisément deviné où Murakami voulait se rendre (convoquer l’ensemble des forces de l’univers pour finalement ne parler que d’une histoire d’amour), du coup, au bout de 1000 pages, j’avais envie qu’il s’y rende… vite. Ce qui n’est pas le cas.

Alors pourquoi ce phénomène d’addiction dans les deux premiers tomes ? Le savoir faire du mec, évidemment, énorme, mais aussi un personnage, Fukaéri, qui renferme à lui seul l’intérêt du livre. Quand elle disparaît de l’histoire, rien, ne va plus, on s’ennuie ferme. Tengo est bien gentil, mais ce type de personnage commence vraiment à devenir un stéréotype murakamien, Aomamé est assez agréablement mystérieuse, mais le coup du traumatisme psychologique et de l’immaculé conception, au secours. Reste Fukaéri, dont la maladresse avec les mots donne à la fois envie de lui donner des baffes, et de l’encourager avec chaleur, dont les réponses laconiques agacent et fascinent. Quand elle disparaît, le livre se met à suivre un petit chemin mou et balisé.

Pas un moment désagréable, mais j’en attends un peu plus du maître.

Ed. Belfond
Trad. Hélène Morita 

Chronique livre : Anagrammes renversantes ou Le sens caché du monde

d’Etienne Klein et Jacques Perry-Salkow

Joli petit ouvrage que ces Anagrammes. Succession de petits textes dont les phrases finales sont les anagrammes de leur titre, ces Anagrammes renversantes ont été écrites par un physicien et un historien. Intéressant travail à deux mains, qui fait se côtoyer Marie-Antoinette et le neutrino stérile, l’invariance relativiste avec Madame de Pompadour. Je ne veux pas déflorer le résultat des cogitations linguistiques des deux auteurs, mais force est de constater que le titre pour ambitieux qu’il soit Le sens caché du monde, n’est pas usurpé, tant bon nombre de ces anagrammes sont tout simplement troublantes. On a l’impression que les lettres portent en elles-mêmes leur sens profond, quel que soit l’ordre dans lequel elles sont placées. Un bon petit moment donc passé en compagnie de ces anagrammes, regroupées qui plus est dans un assez joli objet-livre.

Ed. Flammarion

Chronique livre : Destruction massive – Géopolitique de la faim

de Jean Ziegler

Après l’excellent la Haine de l’Occident, Jean Ziegler nous propose une réflexion sur un domaine qu’il connaît parfaitement, la faim dans le monde. Il dresse tout d’abord un état des lieux de la faim, des institutions qui essaient d’enrayer le phénomène, puis nous fait comprendre les origines de la faim, de démontrer quels sont les responsables, et démêler quelles seraient les pistes pour éradiquer cette plaie.

Très circonstancié, le livre est une démonstration impeccable des tenants et des aboutissants de la faim. Le lecteur, même un minimum averti du sujet, ne peut qu’être scotché par la limpidité du discours de Ziegler, sa manière à la fois simple et extrêmement directe d’expliquer, à base de chiffres édifiants, d’anecdotes en général vécues, et de dénonciations sans aucun détour.

Le livre se perd certes parfois dans le trop-plein d’anecdotes, dont on ne comprend pas toujours l’utilité, mais ça n’est pas bien grave. La lecture de Destruction massive devrait être obligatoire, un livre d’utilité publique.

Ed. du Seuil.