Chronique livre : Sombre aux abords

de Julien d’Abrigeon.

Et qu’il n’y a que moi, ce soir, comme tous les soirs, pour prendre la radée.
C’est la loi du travail, la vie qui travaille.

sombreauxabordsC’est la France des sous-préfectures, des départementales, des périphéries et des zones commerciales, la France des mobylettes et des garagistes, celle où lorsque tu es ado, le BTS tourisme ou comptabilité constitue l’horizon de la réussite suprême, où tu traînes tes guêtres dans le bar pourri en face du lycée, où ta plus grande ambition est de rouler ta première pelle. Ce sont les habitants de cette  France dont on ne parle pas en littérature que Julien d’Abrigeon choisit de nous raconter au travers de dix textes rythmiques et percutants, organisés comme des chansons sur les deux faces d’un vinyle.

-Tu vis ici ?
-Non, j’y habite.

On est un monde de transition entre la ville et la campagne, entre les banlieues industrielles et les lotissements sécurisées, peuplé d’êtres en transition, entre l’adolescence et la vie adulte, entre l’honnêteté et la délinquance, entre la vie et la mort, au moment où tout bascule, où la route dévie, où la décision est prise que c’en est assez de toute cette merde, et que, peut-être on a droit à autre chose.

Texte d’impressions et de musique, long poème en prose éclatée, Sombre aux abords se lit à voix haute, pour faire se percuter les mots, s’entrechoquer les consonnes. Il n’y a pas de confort dans cette langue de la collision, pas de rédemption possible, pas de lumière en vue, juste l’aveuglement du désespoir. Si, dans les thèmes qu’il brasse, Julien d’Abrigeon creuse la rupture, l’équilibre brisé, la faille qui s’ouvre, il réussit à tracer des passerelles étonnantes entre ses différentes influences (citées à la fin du livre et auxquelles j’ajouterais le maître Claro dans ses textes les plus fous), des influences superbement hétéroclites, souterraines et surtout jamais envahissantes. Pas de doute, c’est un très très beau texte.

Ed. Quidam Editeur

Chronique livre : La Magie dans les villes

de Frédéric Fiolof.

lamagiedanslesvillesLorsque les temps sont durs, la fantaisie est un refuge. Le lecteur a pu profiter ces dernières années d’univers farfelus, poétiques, gentiment barrés, le plus souvent placés sous les figures tutélaires de Brautigan et de Michaux. Je pense plus spécifiquement aux jonglages lexicaux acrobatiques de Radu Bata et ses Mine de petits riens sur un lit à baldaquin, des personnages en marge de Jean Cagnard, le très joli Atlas des reflets célestes de Goran Petrovic, ou encore plus récemment le mignon bidule de Pierre Barrault, Tardigrade.

Le terrain est donc largement balisé, quelques motifs récurrents nous font sentir en terrain connu, mais pourtant, Frédéric Fiolof réussit quelque chose de tout à fait intéressant, délimiter sans jamais l’étouffer, son univers fantaisiste à la fois géographiquement (on est dans la ville) et socialement (on est dans la famille). Le livre est composé de courts paragraphes indépendants, très joliment écrits, dans lesquels notre narrateur nous parle beaucoup de sa famille, mais également de ses morts. Encore plus étrange voici qu’il se lance dans de grandes discussions avec sa fée (vieille et fort mal embouchée d’ailleurs). Ces textes, tout à fait agréables, révèlent un monde parallèle et quotidien, un regard décalé et planeur.

-Je t’aimais avec tes secrets, je t’aimerai sans tes secrets. Je t’aimais avec ton ombre, je t’aimerai sans ton ombre. Et digère qui pourra. D’ailleurs, ajoute-t-il, c’est vrai, sans secrets tu te sentiras sans doute plus légère.
Sa fille le regarde, elle a l’air inquiet.
-Pourquoi ? Tu me trouves grosse ?

Ce qui est intéressant dans le dispositif de « délimitation » mis en place par Frédéric Fiolof (ville/famille), c’est que progressivement il réussit à donner de la cohérence à ces fragments disparates, à dresser en creux le portrait de cette famille (moi, le fils qui démonte tout ce qu’il trouve, ça me fait vraiment poiler), et à se moquer gentiment de son héros. La majorité des textes se termine par une phrase de retour à la réalité, parfois brutal, qui vient contrecarrer les tendances extravagantes de notre narrateur. Sa femme, ses enfants, tout le monde s’y met, y compris la fée qui se révèle parfois pleine de pragmatisme. C’est à la fois drôle et efficace. Mais c’est aussi un peu effrayant. Si aujourd’hui même les fées nous clouent les pieds au sol, quel espace reste-t-il pour rêver ?

Ed. Quidam éditeur

Chronique livre : Victoria n’existe pas

de Yannis Tsirbas.

victorianexistepas-couvCertains éditeurs sont là pour nous rappeler que la littérature, ce n’est pas seulement un grog au coin du feu, mais ça peut-être également un caillou pointu dans la chaussure. Quidam éditeur fait partie de ces rares précieux.

Point de confort dans ce court texte incisif nous provenant d’une Grèce qui n’en finit plus de criser. D’ailleurs, comment être confortable dans un quartier qui n’existe pas. Car Victoria est un quartier qui n’a d’existence que pour ses habitants. Dont cet homme, qui parle à cet autre, dans le train. Cet homme qui crache son quotidien, dans ce quartier misérable qui attire des étrangers, plus misérables encore. Ce quartier qui change, évolue, et devient à lui seul le symbole de toute la misère du monde. Mais le discours de l’homme est difficile à entendre pour les hommes aux bonnes intentions dont fait partie son auditeur forcé.

VictoriaEntrelacés dans ce monologue déroutant, quelques parcours de vie d’habitants de Victoria sont racontés, des destins brisés, violents, misérables.

Victoria n’existe sans doute pas, mais ses habitants oui. Et leur quotidien mérite qu’on s’y attarde, qu’on le prenne en considération, qu’on l’écoute. Et c’est la grande force de ce très court premier texte, brutal, inconfortable, nous forcer à écouter ce que ces hommes et ces femmes ont à dire. Un écrivain est né.

 

Trad. du grec par Nicolas Pallier
Ed. Quidam éditeur.

Chronique livre : Charøgnards

de Stéphane Vanderhaeghe.

Que veut dire longtemps face à la défection du temps ?

charognardsEtonnant et paradoxal ce Charøgnards qu’on n’imagine guère mieux logé ou logé ailleurs que chez le précieux Quidam.

Paradoxal parce que ça comment plutôt mal, du moins pas très bien avec ces « ouvertissemens » initiaux. C’est bien fait et certes très maîtrisé, mais bon, cette déformation de la langue, on a l’impression de l’avoir déjà lue, réminiscences de Russell Hoban (Enig marcheur) ou dans le domaine francophone d’Andréas Becker (L’Effrayable, Nébuleuses) ou encore dans une moindre mesure chez Alain Damasio et sa très intéressante Horde du Contrevent.

charognards_plat1-a640c648f487bf496e746cf0bdc05f0fMais passons ce préambule peu convaincant pour atteindre le coeur du texte. Là c’est tout de suite plus intéressant. Alors évidemment cette histoire d’un village progressivement envahi de volatiles, c’est également ultra-référencé (Alfred H. sors de ce corps), voire faire écho à des publications plus récentes (l’étrange Cité des oiseaux d’Adam Novy). Mais pourtant, l’auteur réussit à faire naître une réelle étrangeté bien au-delà de ses références. Le narrateur, marié et père, commence à rédiger un journal pour relater les événements avicoles. Il souhaite rester dans le village, sa femme souhaite partir et bientôt part. Ou plutôt disparaît. En fait, on ne sait pas vraiment ce qui lui arrive. Les oiseaux sont là, se multiplient, mais ne font rien d’autre, présence passive et suffocante.

Les mots seuls ne me suffisent pas mais c’est tout ce qu’il me reste à présent.

charognards3Pourquoi cet homme s’obstine t’il à rester dans ce village progressivement envahi ? Il reste oui, et se raccroche à tout ce qui lui reste, les mots et la langue. Et son journal se fait alors le témoin moins des événements que de sa recherche méthodique de sens dans le texte. Comprendre, témoigner, fouiller, extirper du sens aux mots pour extirper du sens tout court. A coup d’inventaires minutieux des objets de sa maison, l’auscultation scrupuleuse d’étiquettes de cosmétiques, l’homme écrit et divague.

charognards2Il y a parfois des longueurs, des afféteries de quelqu’un qui écrit un peu trop bien, mais il y a aussi souvent des trouvailles magnifiques, des incursions poétiques renversantes, des inventions typographiques malignes comme tout (ahhh le disparition progressive du j et donc du je !!). Bref, il y a des milliers d’idées, et sans doute même un peu trop pour ne pas frôler parfois la démonstration.  Mais on oublie assez vite tant cette richesse force le respect. Richesse aussi dans les interprétations possibles de ce texte : une infinité. Je ne m’amuserai pas à vous exposer la mienne, de peur de ne pas vous aider à trouver la vôtre.

Agaçant, foisonnant, ambitieux, inventif et parfois touché par la grâce,  Charøgnards n’a rien d’un livre confortable et réussit en tous cas excellemment à éviter chez le lecteur l’éveil du pire sentiment qui soit face à un livre : l’indifférence.

Ed. Quidam éditeur.

 

 

Chronique livre : Pas Liev

de Philippe Annocque.

C’était peut-être tout simplement le signe que l’on mesurait sa faculté de comprendre à sa juste valeur, c’était peut-être tout simplement le signe qu’il était reconnu, lui, Liev, pour ce qu’il était : un homme intelligent à qui l’on n’avait pas besoin d’expliquer les choses par le menu pour qu’il les comprenne.

 PasLievIl ne faudrait tout de même pas prendre des vessies pour des lanternes. Liev n’aimerait pas ça s’il s’en apercevait. Le problème c’est qu’on ne peut pas vraiment être certain qu’il s’en aperçoive. Et ce serait sans doute beaucoup mieux comme ça.

Parce que Liev est un monsieur très bien et très comme il faut dans un costume (veste + pantalon assorti = costume). Il arrive à Kosko pour devenir le précepteur des enfants de la maison. Mais le problème, c’est qu’ils ne sont pas là. Voilà qui est fort contrariant. Surtout pour Liev. Parce que Liev a un petit peu de mal avec la réalité, il a des difficultés à saisir ce que les gens lui disent. Heureusement que Liev est très intelligent, alors grâce à son grand sens de la déduction, il comble les blancs entre ses point d’accroche au réel avec ce qui lui semble le plus logique. Mais Liev a surtout beaucoup plus d’imagination que de logique.

Du temps et du lieu manquaient.

72dpi-site-couvpasliev-805f880f4e6c1b18103095c0546a492fPhilippe Annocque réussit à choper le lecteur dès la première page, de son écriture légère et légèrement décalée. Le roman commence de manière assez classique même si derrière les questions que se pose Liev, on sent que quelque chose grince et déraille. Mais déraille jusqu’à quel point ? Difficile de le savoir car c’est bien le point de vue de Liev qui nous ait donné ici. Et au début, il peut s’entendre. Puis le récit se dédouble, puis le récit se multiplie comme des Mogwai qu’on aurait mouillé par inadvertance. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Mazette, quel jeu de piste.

 On est aussi infiniment touché par ce Liev profondément seul et qui n’appartient à aucun monde, et finalement même pas au sien. Précepteur sans enfant à instruire, amoureux sans fiancée à aimer, Liev ne comprend rien d’une société qui ne le comprend pas. Redistribuer les cartes en permanence tout en réussissant à construire un récit portant en lui une progression dramatique, voilà le tour de force de Philippe Annocque, qui se place ainsi sous la tutelle heureuse de Beckett, Karinthy et Kafka. Acrobatique, poignant et réussi.

Ed. Quidam éditeur.