Chronique livre : Watt

de Samuel Beckett.

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Il y a toujours un grand plaisir à se plonger dans les romans de Beckett, pour la simple et bonne raison que ça donne l’air intelligent : imaginez, vous êtes dans le train, votre voisin lit l’Equipe, la nana en face dévore Public, et la mamie d’à côté ouvre avec délectation et larme à l’oeil préventive un Marc Levy, et vous, l’air de rien, vous sortez un Beckett du sac à main, avec une feuille couverte de notes en marque-page. Petit bonheur. Bon c’est sûr que quand on attaque certains passages un peu ardus, et quand le voisin ramasse le marque-page tombé par terre, qui n’est en fait qu’une liste de courses, on fait un chouia moins les mariolles, mais bast. Après tout, l’essentiel, c’est de lire Beckett , dont l’intérêt dépasse largement le fugace « je me la pète grave bande d’ignares ».

Watt est donc l’histoire de Watt, petit bonhomme à la caractérisation incertaine, qui, par une manoeuvre assez inexplicable, se retrouve au service d’un Monsieur Knott, patron à l’incertaine caractérisation (Oh, Chevillard, je sais maintenant d’où vient ton Palafox). Le roman est une pure fantaisie absurde, loufoque, parfois hilarante, parfois interloquante, sur la limite des possibles. Le monde de Watt, est peuplé d’hypothèses, dont il tente d’aborder toutes les facettes, pour s’arrêter sur celle qui le satisfait le plus intellectuellement, mais qui n’est en aucun cas pleinement convaincante. Il n’explique jamais rien de ce qui se passe, mais construit un monde fluctuant dans lequel les certitudes n’ont pas lieu d’être. L’aisance de Beckett avec l’écriture nous plonge dans de vertigineux morceaux de bravoure et d’endurance littéraire, combinaisons multiples de mots, perte des repères, descente hypnotique dans la spirale de l’absurde, pour mieux faire éclater l’incapacité de la langue à définir une réalité. Alors parfois, oui, Watt en fait un peu trop, et vire de temps en temps au pur exercice de style, laissant le lecteur un peu loin du rivage. Mais il ne faut surtout pas s’arrêter à ça, et accepter de lâcher prise pour rentrer dans cet univers drolatiquement profond et profondément drolatique.

Alors, qu’est ce qu’on fait maintenant ? mmm ?

 

Chronique livre : L’innommable

de Samuel Beckett.

Troisième et ultime volet de sa trilogie (pléonasme quand tu nous tiens), L’innommable franchit un pas de plus dans le, attendez voir, non, ce n’est pas exactement ça, mais plutôt, je veux dire, il faut qu’on se comprenne bien, ou pas. Molloy réussissait à se déplacer tant bien que mal, et interagissait a minima avec le monde extérieur, Malone, pinqué dans un lit écrivait frénétiquement dans un cahier d’écolier pour décrire son infinitésimal univers. L’innommable n’est plus rien de tout ça, plus rien qu’un concept à la corporalité douteuse, obligé (peut-être, par qui, pour quoi ?) de dégoiser à l’infini, en attendant.

Moteur de ses propres propos ou simple écho d’un monde extérieur qu’on ne verra jamais, l’innommable, le sans nom donc, tente de raconter les histoires des lamentables Manhood, homme-tronc, fiché dans une jarre et recouvert de mouches, utilisé comme enseigne d’une auberge, et Worm, réduit à une oreille et sans doute un oeil versant des torrents de larmes. Mais ces histoires tournent court, reprennent, s’arrêtent, continuent, différemment, pour explorer un océan des possibles sans limite. « Que voulez-vous, il faut spéculer, spéculer, jusqu’à ce qu’on tombe sur la spéculation qui est la bonne. Quand tout se taira, quand tout s’arrêtera, c’est que les mots auront été dits, ceux qu’il importait de dire…« 

Une fois les histoires « achevées », du moins mises de côté, l’innommable tente de parler de lui. Mais pourquoi parle-t’il ? pour raconter quoi exactement ? et qu’est-il ? un être propre ou le simple véhicule de la pensée des autres ? tout ce qu’il sait, c’est qu’il doit parler, combler le vide et le silence, en attendant. En attendant quoi ? il ne sait pas, la mort sans doute, mais peut-il mourir alors qu’il ne sait même pas s’il est né. Brassant mille et une idées dans un fascinant maelström de phrases ébréchées, malmenées, persécutées, l’innommable se lit en apnée, au bord du vertige. Le texte, dense, compact jusque dans son absence de point, est émaillé de pensées extraordinaires, éblouissantes de clairvoyance, de celles qui font rechercher frénétiquement un crayon à papier au fond de sa besace.

Bien plus que dans les deux précédents volumes, l’innommable transpire l’angoisse de la mort, du vide, du silence. Cette course frénétique littéraire, grande réflexion sur la vie, la mort, la conscience, l’être, évoque de temps en temps la question de Dieu, pour mieux l’écarter « … à ce jeu-là, on finirait par avoir besoin de Dieu, on a beau être besogneux, il est des bassesses qu’on préfère éviter« . Pourtant, ne peut-on pas voir en Worm, pure création d’un monde extérieur hypothétique, capable d’entendre et de voir, mais en aucun cas d’agir, la manie de l’humain à se créer des idoles afin d’apaiser ses tourments ?

Livre court d’une richesse incroyable, l’innommable est à lire, et puis à relire, et même sans doute à rerelire, histoire de bien se remettre les idées en place.

Chronique livre : Malone meurt

de Samuel Beckett

Après Molloy, déjà impotent, et réduit progressivement à une immobilité de plein air, voici Malone, son prolongement, cloué dans un lit, et entouré de ses quelques possessions, ie « les choses dont (il) connaît la situation assez bien pour pouvoir les attraper », des objets disparates et ridicules, une chaussure jaune orpheline, un bout de pipe, mais surtout un minuscule bout de crayon à papier, et un cahier d’écolier. Il écrit ce qu’il est, là, maintenant, un être physiquement quasi-mort, mais auquel il reste la faculté d’écrire et de penser. Il raconte la vie de gens ternes et opaques qui n’intéresseraient personne, mais sous la plume de Beckett, ils deviennent des êtres à part entière, exceptionnels rien que du fait de leur existence.

On apprend à accepter ces personnages pour ce qu’on nous dit d’eux, pas pour ce qu’on imagine qu’ils sont. On se les approprie comme Étant, sans chercher à savoir, ni pourquoi, ni comment. Malone meurt, c’est une application du « Je suis, j’existe » Descartien, puis plus tard de son « Je pense donc je suis », une célébration de l’esprit, le triomphe de la pensée en marche, en dehors de toute corporalité. On est libre tant qu’on pense, vivant tant qu’on se donne les moyens de réfléchir et de créer. On voyage, on explore par le simple fait de le vouloir, en dehors de toutes considérations matérielles.

Pourtant la mort rode partout dans Malone meurt, fins de phrases coupées comme des coups au plexus, aller-retours incessants entre imaginaire et glauque réalité, ratures, réécriture, lutte jusqu’au bout contre la grande faucheuse, et malgré son oeuvre, victoire par KO, puisque l’écrit et la pensée demeurent. Alors oui, bien sûr, Malone meurt est un grand roman sur la mort, mais également sur la vie, sur l’essence même de l’humain, sa capacité à réfléchir, analyser et créer, ces dons si précieux qu’il faut cultiver avec acharnement. Pas vraiment dans l’air du temps, donc résolument indispensable.

Pour la bonne bouche :
« Il ne faut pas être gourmand. Mais est-ce ainsi qu’on étouffe ? Il faut croire »
« Je dois être heureux, se disait-il, c’est moins gai que je n’aurais cru »

Chronique livre : Molloy

Molloy
de Samuel Beckett

L’avantage, quand on a des amis à la culture pléthorique et protéiforme, c’est que leurs conseils vous emmènent parfois très loin de vos sentiers rebattus, et vous retournent les neurones comme une omelette. Molloy est un objet volontiers nettement indéfinissable, qui plonge le lecteur dans des gouffres de perplexité, au paroxysme de l’exaspération, et aux confins du génie pur.

La structure très mathématique, deux parties d’égales importance qui fonctionnent en miroirs, s’oppose au foutoir des pensées qui s’entrechoquent dans la tête des deux (?) protagonistes. Molloy, clodo impotent, à la quasi imperméabilité au monde extérieur, se désagrège physiquement en voulant rejoindre sa mère. Moran, détective aux méthodes peu académiques, part aux trousses de Molloy, qu’il (ne) retrouvera (pas).

Si la trame est limpide, le propos reste une énigme. Enfouis dans les têtes de Moran, et Molloy, Beckett nous balade allègrement, affirmant la toute-puissance éternelle de l’écrivain. Le lecteur est manipulé comme un fétu de foin dans cette réflexion sur le monde, sur les rapports au monde extérieur, sur la quête de l’autre et finalement sur la quête de soi.

L’haleine courte, on dévore le texte compact, écrit en police 8 (merci les éditeurs, c’est bien joli de vouloir économiser le papier mais y’a des limites), nimbé de mystère et d’interrogations. A lire, sans modération.