Chronique livre : La maison dans laquelle

de Mariam Petrosyan.

Attention à toi lecteur, si tu ouvres ce livre, jamais tu ne pourras le lâcher. Monsieur Toussaint Louverture a, une nouvelle fois, réussi à dénicher une pépite improbable. Celle-ci est traduite du russe, mais son auteur est arménienne. Si tu entres dans sa maison, pourras-tu seulement en sortir ? Car cette maison est bien mystérieuse. Elle abrite des enfants éclopés, beaucoup, qui passent pour la plupart toute leur vie, jusqu’à leur majorité (vraiment ?), dans cette maison. C’est un internat ou une école, un hôpital ou un centre de rééducation. Il y a aussi des adultes, pas beaucoup. Et quelques animaux, mais encore moins. Parmi les enfants il y a les grands et les petits, les filles et les garçons. Il y a aussi des groupes dont certains ont des noms. Mais pas tous. Par exemple le groupe 4 n’a pas de nom. Il a cependant un chef, l’Aveugle. Dans le récit, le temps ne s’écoule pas en ligne droite. On navigue entre plusieurs époques. Mais est-ce seulement dans le livre ou est-ce plutôt dans la maison ? Parce qu’elle est pleine de mystères cette maison, d’histoires, de légendes, de mythes. De sang aussi.

En entrant dans la maison, nous suivons un petit nouveau, Fumeur, et découvrons avec lui cet hétéroclite groupe 4 et ses fortes personnalités. Puis progressivement, Mariam Petrosyan diversifie les points de vue et change de narrateurs. Ce processus permet de découvrir les arcanes de cette insaisissable maison et plus on en apprend, plus la maison se rapproche et plus elle s’éloigne tout à la fois.  On est ravi à chaque mystère enfin résolu et déboussolés par tous les mystères encore à résoudre. Toutes les questions ne trouveront pas forcément de réponse. La maison est un monde, débordant, complexe, et certains de ses habitants semblent s’y fondre entièrement, faire partie intégrante de cet univers. Cet univers, justement, on peut y lire d’innombrables influences, Burton, Rowling, Carroll. Certes oui. Et pourtant. Tout comme son titre, La maison dans laquelle, ne ressemble à rien qu’à elle-même et recèle des trésors d’amour, d’attention, de curiosité, d’intériorité. Le terminer, c’est avoir envie de le rouvrir à nouveau. Et puis ce n’est pas le terminer vraiment, car la maison a semé ses graines en nous, et nous devenons, aussi quelque part, les habitants de la maison. Et pourrons-nous un jour lui échapper ? En aurons-nous seulement l’envie ? ou la force ? Est-ce finalement bien nécessaire ?

Ed. Monsieur Toussaint Louverture
Trad. Raphaëlle Pache

Chronique livre : Plancher japonais

de Jean Cagnard.

Parmi la myriade d’auteurs gentiment perchés dans leurs arbres (voir par ), Jean Cagnard est sans aucun doute celui qui me touche le plus. Plancher japonais est le troisième roman que je lis de cet auteur et jamais il ne déçoit, jamais il n’ennuie. Il faut dire qu’il n’est jamais vraiment là où on l’attend et bien malin à qui saurait prévoir la route que prendront ses phrases.

Dans Plancher japonais, Jean Cagnard raconte l’histoire d’un garçon qui trouve son chez lui, et ce chez lui c’est l’écriture. Alors évidemment, avant d’en arriver là, il tentera d’abord le tipi, il côtoiera un architecte et son chien toujours vivant, il parlera dans un bout de bois pour joindre au téléphone sa copine et il croisera Neil Young.

Mais Jean Cagnard n’est pas qu’un doux rêveur et c’est sans doute ce qui me touche le plus. Ses romans gardent toujours un pied sur le sol et les réalités élémentaires et matérielles de la vie : comment on gagne sa vie, comment on construit un tipi, comment on se fait braquer une voiture. Son socle est terrien, son personnage n’échappe pas au quotidien. Mais ce quotidien est émaillé de glissements, bizarreries sans qu’il n’y ait jamais rien de cucul-poétique-gnangnan. Et l’écriture suit, parce que mazette, que c’est bien écrit, que c’est beau. Quelle maîtrise faut-il pour emmener le lecteur avec lui dans cet univers, quelle liberté. Jean Cagnard se permet tout et ça fonctionne. Sans doute moins abouti que l’Escalier de Jack, parsemé de quelques micros longueurs, Plancher japonais n’en est pas moins un vrai délice qui émerveille à chaque page. C’est bientôt Noël il paraît.

Ed. Gaïa

Chronique livre : Watership Down

de Richard Adams.

watershipdown

Pour être tout à fait honnête, je ne misais pas grand chose sur cette histoire de lapins. C’est un peu trop mignon les lapins et à part courir au-devant des phares de voitures, c’est plutôt ennuyeux. Même dans l’assiette ça ne m’a jamais affolée. Alors franchement une histoire de lapins, sans illustration en plus, on a un peu passé l’âge, non ?

Eh bien il faut croire que non. Parce qu’une fois qu’on a commencé à y mettre le museau, pardon le nez, c’est assez difficile de s’en détacher. Watership Down c’est l’histoire d’une bande de lapins en fuite, en quête d’une nouvelle garenne où s’installer. Mais à hauteur de lapin, il faut avouer que le monde est plutôt différent de celui dans lequel on vit. A la fois plus effrayant (ouhhhh le renard, derrière toi !), mais aussi beaucoup plus enchanteur (c’est aussi magnifique que ça une saponaire recouverte de rosée ?!?). C’est un monde qui a ses langues et ses codes, ses légendes et son organisation. Grande réussite que de n’avoir pas poussé l’anthropomorphisme à l’extrême, mais avoir su créer une ambiance lapin originale, des personnages au caractère et aux moeurs lapin. Le récit s’adapte au rythme des boules de poils, tout en accélérations fulgurantes, en longues pauses contemplatives ou stupéfiées. Les réactions des lapins sont rarement celles auxquelles on s’attend et ça a un charme fou.

Sur le fond, les interprétations peuvent être multiples. Eloge de la fuite et du collectif, dénonciation des régimes totalitaires, roman d’apprentissage et du respect de l’autre, mais également récit écologiste ou plutôt description énamourée de la « petite nature ordinaire », on trouve à peu près tout ce que l’on souhaite dans ce récit, transformant ainsi une histoire de lapinous aventureux en  fable universelle. En ces temps de montée de la haine et de la bêtise, je dois avouer que tout cela fait un bien fou. Alors vous savez quoi ? Pour Noël, ne cherchez plus, offrez une garenne ! Plaisir d’offrir, joie de recevoir (en plus il n’est pas cher).

Faites que ce livre n’arrête pas de courir de sitôt !

Trad. Pierre Clinquart (remise au goût du jour et c’est hyper beau)
Ed. Monsieur Toussaint Louverture (c’est comme toujours un très beau livre, merci)

(PS : il paraîtrait qu’une carte de Watership Down venait compléter certaines éditions de l’ouvrage, elle n’y est pas ici, mon coeur saigne un peu, j’adore les cartes).

Chronique livre : Le Garçon

de Marcus Malte.

legarconComment raconter le début du XX ème siècle ? Le siècle de l’émergence, de l’explosion culturelle et technique, mais aussi le siècle de l’industrialisation de toutes les absurdités et atrocités. Marcus Malte choisit une page blanche, un garçon muet, élevé en semi-sauvage par une mère trop jeune et trop folle. La mère meurt, le garçon prend la route, fait des rencontres, côtoie cette humanité qui ne sera finalement jamais la sienne, trouve l’amour absolu, le perd, utilise ses capacités de survie dans les tranchées de la guerre, dans un bagne en Guyane. Il parcourt les routes et le monde, franchit les montagnes de l’Histoire pour finalement s’éteindre comme il est né. Le garçon n’est qu’un catalyseur pour raconter ce siècle qui naît, les collisions entre les événements, les inventions, les décisions politiques.

Il passe une saison au sein d’une peuplade indigène au bord du río Vermelho. C’est un village. Une douzaine de huttes, une soixantaine d’habitants. Ils étaient des milliers cent ans plus tôt mais le progrès a fait rage.

Et c’est ça qui impressionne dans le livre de Marcus Malte. Au-delà de l’impeccable maîtrise technique et stylistique, parfois un peu clinquante il est vrai, c’est de révéler les liens, de trouver ces points de contact, ces mises en parallèles scotchantes de puissance entre des faits en apparence éloignés. Ca frictionne, ça égratigne, ça fait mal au bide et ça révèle la beauté mais surtout l’absurdité et la violence du début de ce siècle, ferments d’autres horreurs, encore et toujours plus absurdes et meurtrières.

Malgré ce que certains d’entre vous pourraient croire, affirmait le médecin-major, la guerre représente le plus haut degré de civilisation !

De ce roman parfaitement construit, inventif, érudit, on retiendra donc cette capacité à faire naître les images sublimes et déchirantes, à révéler par la langue et par le sens de la connexion ce que les manuels d’Histoire peinent à mettre en lumière, à décrire si merveilleusement l’amour et la rage.

Ed. Zulma

Chronique livre : Les nouvelles métropoles du désir

d’Eric Chauvier.

lesnouvellesmetropolesVous qui entrez dans ce livre, laissez toute espérance ! Grande amatrice des errances psycho-socio-géographico-lexicalo-péri-urbaines d’Eric Chauvier, me voilà toute bousculée par ce texte sans pour autant pouvoir mettre immédiatement le doigt sur ce qui m’effraie à ce point là-dedans. Oui, ce qui m’effraie et d’ailleurs, il est beaucoup question de peur dans Les nouvelles métropoles du désir. Où plutôt de terreur. Une terreur à la spatialisation calculée, mais ça, on ne le comprendra qu’à la fin, n’allons pas trop vite.

Voilà que je me perds une fois encore dans la contemplation de leur beauté – sublimation de la vérité urbaine.

Comme d’habitude chez Eric Chauvier, au commencement il y a le fait vécu, l’expérience. Ici, en centre-ville, un hipster se fait tabasser sans raison apparente par trois banlieusardes en furie. Eric Chauvier le suit dans un bar auquel j’aurais bien du mal à donner un qualificatif (on y passe des films sans le son, du tennis sans les bruits de balle, de la musique remixée plein pot et on y croise des gens super-lookés, ça vous dit quelque chose ? moi non, mais je suis un peu plouc et je n’aime pas la musique à fond). Dans ce bar, notre contemplatif contemple et dissèque, ou tente de disséquer, les comportements opaques d’ilôts d’humains branchouilles, tout en essayant vainement de commander une bière (ça c’est la running joke du livre). Viennent se greffer à sa contemplation pour le moins morne, des bribes de souvenirs, un apéro chez un ami d’enfance raciste, des ados qui manipulent des armes dans le bois d’un lotissement et bien sûr les trois furies.

Partout, domine l’impression que cette zone existe par défaut, telle l’antichambre d’une vie sociale qui serait ailleurs.

Parce que c’est ça en fait qui intéresse Eric Chauvier, essayer de comprendre ce qui a poussé ces trois filles à tabasser le gars qui ne faisait que passer. Il entame alors une réflexion « à la Chauvier », brouillant les frontières de l’histoire, de la géographie, de la sociologie et de la psychologie. Banlieue et péri-urbain (les abords, les périphéries) vs les centre-villes dans lesquels tout est calculé (y compris le look et les comportements de ses habitants) pour en faire ces « nouvelles métropoles du désir » dans lesquelles même les périphériques doivent ressentir une illusion d’appartenance construite et finalement factice. Bon, alors ici, on n’est clairement pas dans une grande révolution de la pensée, riches vs pauvres, la lutte des classes, le désir de posséder ce que la classe sociale « supérieure » possède, tout ça tout ça, on a déjà lu ça à toutes les échelles possibles, du local au mondial, de l’ancien à l’actuel. C’est bien fait, mais pas très nouveau.

C’est tout le problème : tout comme mon ami d’enfance, les trois furies détestent de façon viscérale ce qu’elles désirent. Seul le passage à l’acte les distingue.

Ce qui est bien plus intéressant par contre, c’est la façon dont Eric Chauvier met en lumière un processus de renversement de la terreur. Au passage à l’acte des trois furies (on peut y voir métaphoriquement tant de choses dans ce passage à l’acte terrorisant), il oppose la violence engendrée par la sophistication des hyper centres urbains et de leur faune (occidentale?). Par cette sophistication pleine, matérielle (les commerces, les marques, le look) ou immatérielle (la beauté), consciente ou inconsciente, la ville (contenant et contenu), qui accueille physiquement et s’abreuve de tout le sang qu’on lui injecte, renvoie à leur vide les « occupants des limbes », provoque le désir, suscite la détestation. Les plus chafouins me rétorqueront que tout ça n’est pas très nouveau non plus, pas très abouti et qu’il serait temps d’aller plus loin. Oui, certes, mais c’est quand même plutôt bien fichu.

Par leur comportement blasé, (les résidents épanouis des métropoles) appliquent les préceptes contenus dans l’étymologie du mot « territoire » : « droit de terrifier ». Les êtres sexy qu’ils pensent être ici deviennent parfois monstrueux là-bas, dans l’outre-ville d’où émanent d’indistinctes menaces.

En fait, je pense que ce qui me bouscule là-dedans, c’est que ce qu’Eric Chauvier raconte m’est viscéralement étranger. Je vois ce qu’il veut dire, je fais les mêmes constats, je pense qu’il a probablement raison sur beaucoup de choses. Mais moi je ne fonctionne pas comme ça et je me sens démunie face à la vision du monde (des mondes) qu’il décrit, je ne les appréhende pas, je les vois, mais je ne les vis pas. Tout ça manque cruellement d’amour et de lumière. Les nouvelles métropoles du désir est glaçant, un cercle vicieux, car que reste-t’il à sauver ? Où est passée l’humanité ? N’y a t’il pas le moindre espoir d’esquisser une solution ? A quoi sert un livre s’il ne sert pas à fracturer nos propres impasses ? Si la réflexion qu’il engendre nous fait nous cogner aux parois du bocal ? Comment survivre à cet étouffement ? Là tout de suite, je ne vois pas. Sans doute une petite chanson douce ?

Ed. Allia

PS : je parcours après avoir écrit ce texte quelques critiques sur ce livre parues dans des revues des vraies, surgit alors le mot « Réjouissant ». De l’hétérogénéité des perceptions.