Chronique livre : L’opticien de Lampedusa

d’Emma-Jane Kirby.

L’opticien plante ses ongles dans la peau noire et visqueuse pour hisser le garçon à bord. De sa vie, il n’a jamais serré aussi fort la main de quelqu’un.

lopticiendelampedusaImpeccable, irréprochable, c’est ce qu’on se dit en posant avec émotion ce livre. C’est une histoire vraie, des paroles collectées par Emma-Jane Kirby, journaliste à la BBC. Mais ce témoignage, elle en a fait un livre, un roman. Le procédé pourrait être discutable, le résultat ne l’est pas. L’opticien de Lampedusa frappe juste.

Cet opticien donc, petit commerçant de son état, en fin de carrière, qui aime l’ordre et la précision, se trouve, avec sa femme et des amis, au coeur d’un drame absolu, le naufrage d’un bateau de migrants essayant de rejoindre les côtes de Lampedusa. Ils sont en mer, au petit matin, entendent des cris, imaginent des mouettes, découvrent des centaines d’hommes et de femmes, surtout des hommes, luttant contre la noyade. Ils en sauvent quarante-sept, sont contraints de s’arrêter là.

Ce qui intéresse Emma-Jane Kirby, au-delà du drame en lui-même évidemment, c’est la gestion intime de ces faits par ceux qui les ont vécus, les chambardements intérieurs qu’ils ont provoqués sur l’opticien et ses proches. Parce qu’il aura fallu à l’opticien d’être sur ce bateau pour comprendre et pour voir. Voir les migrants au-delà de silhouettes au bord de la route, au-delà de la baisse du tourisme qu’ils engendrent, voir et comprendre leur détresse, leur courage.

Il n’y a pas grande analyse politique apparente dans ce texte, au style sobre et lumineux, mais une volonté humaniste de donner à ressentir et à voir. Sans débordement, sans leçon, de manière factuelle et épidermique, l’auteur choisit la voie du vécu et du sensible, en évitant tout mélodrame. L’équilibre n’était pas évident à trouver et c’est par son écriture précise qu’Emma-Jane Kirby réussit à l’atteindre. L’opticien de Lampedusa constitue une véritable oeuvre littéraire, juste et touchante qui nous dit, avec subtilité, ouvrons les yeux.

Ed. Équateurs
Trad. Mathias Mézard

Chronique livre : Sombre aux abords

de Julien d’Abrigeon.

Et qu’il n’y a que moi, ce soir, comme tous les soirs, pour prendre la radée.
C’est la loi du travail, la vie qui travaille.

sombreauxabordsC’est la France des sous-préfectures, des départementales, des périphéries et des zones commerciales, la France des mobylettes et des garagistes, celle où lorsque tu es ado, le BTS tourisme ou comptabilité constitue l’horizon de la réussite suprême, où tu traînes tes guêtres dans le bar pourri en face du lycée, où ta plus grande ambition est de rouler ta première pelle. Ce sont les habitants de cette  France dont on ne parle pas en littérature que Julien d’Abrigeon choisit de nous raconter au travers de dix textes rythmiques et percutants, organisés comme des chansons sur les deux faces d’un vinyle.

-Tu vis ici ?
-Non, j’y habite.

On est un monde de transition entre la ville et la campagne, entre les banlieues industrielles et les lotissements sécurisées, peuplé d’êtres en transition, entre l’adolescence et la vie adulte, entre l’honnêteté et la délinquance, entre la vie et la mort, au moment où tout bascule, où la route dévie, où la décision est prise que c’en est assez de toute cette merde, et que, peut-être on a droit à autre chose.

Texte d’impressions et de musique, long poème en prose éclatée, Sombre aux abords se lit à voix haute, pour faire se percuter les mots, s’entrechoquer les consonnes. Il n’y a pas de confort dans cette langue de la collision, pas de rédemption possible, pas de lumière en vue, juste l’aveuglement du désespoir. Si, dans les thèmes qu’il brasse, Julien d’Abrigeon creuse la rupture, l’équilibre brisé, la faille qui s’ouvre, il réussit à tracer des passerelles étonnantes entre ses différentes influences (citées à la fin du livre et auxquelles j’ajouterais le maître Claro dans ses textes les plus fous), des influences superbement hétéroclites, souterraines et surtout jamais envahissantes. Pas de doute, c’est un très très beau texte.

Ed. Quidam Editeur

Chronique livre : Sporting club

d’Emmanuel Villin.

C’est finalement malgré moi que j’étais devenu ce qu’on peut appeler un assez bon nageur.

sportingclubDans une ville en perpétuel chambardement, au bord de la Méditerranée, probablement Beyrouth, notre narrateur essaie vainement de croiser la route de Camille pour l’interviewer et écrire un livre sur la vie de ce mystérieux et charismatique personnage. Mais Camille se refuse, laisse traîner. Il ne reste plus à notre héros qu’à trainer ses guêtres dans la ville, lézarder sur un transatlantique d’un autre temps dans un club sportif d’un autre temps au milieu d’une ville qui accumule le béton à un rythme frénétique.

C’est intéressant et original ce petit roman indolent et cramé de soleil. Ca change. Ca amène ailleurs. Et c’est le gros point fort de ce joli livre, n’avoir finalement comme ambition principale que de nous raconter une petite histoire et de nous dresser en creux le portrait d’une ville tiraillée entre son passé et la pression du présent et de ses habitants. Suivant le rythme nonchalant et le regard légèrement décalé du narrateur, le style de Sporting club dégage une langueur curieuse et détachée. Des images persistent, un phare englouti progressivement par le béton, des murs qui s’effritent, un ciel hachuré de fils électriques, une projection en super 8 sur le toit d’une maison.

Il manque sans doute un petit quelque chose d’inexplicable pour avoir la sensation de lire une oeuvre complètement aboutie. Mais après tout, parfois, ce n’est pas si mal quand la porte reste ouverte.

Ed. Asphalte

Chronique livre : Hiver à Sokcho

d’Elisa Shua Dusapin.

Il a tracé un parquet, les détails du futon, comme pour l’éviter elle, mais son corps sans visage réclamait la vie.

HiveràSokchoVoilà déjà quelques mois que je n’avais plus ululé de bonheur, sauté partout en criant « oui, oui, oui, encore », pleuré à chaque page en disant « mais que c’est beau » et tout ça, à la découverte d’une écriture nouvelle, d’un univers, d’une histoire. Et pourtant, Hiver à Sokcho est bien peu spectaculaire, du moins en apparence. C’est que cette jeune auteur réussit quelque chose de tout à fait magnifique, travailler sur la simplicité, le non-dit, le mystère. Ça pourrait être ennuyeux et glacé, c’est puissant et évocateur, traversé par des courants de vie, des lignes de force, le feu sous le givre.

Sokcho donc, ville portuaire de la Corée du Sud, pas très loin de la frontière avec la Corée du Nord. Un dessinateur français vient se perdre dans une pension déliquescente de la ville. Elisa Shua Dusapin met à mal très rapidement toute tentation d’exotisme. C’est l’hiver, tout est glacé et, à part les arrivages quotidiens de poissons et de poulpes, il ne s’y passe absolument rien. L’enjeu est ailleurs, dans cette collision entre l’employée de la pension, jeune femme franco-coréenne éduquée qui peine à se laisser enfermer dans la case qu’on lui a assignée et le dessinateur connu, plus de première jeunesse, qui vient d’une Normandie qu’elle se plaît à imaginer comme tirée d’une nouvelle de Maupassant. La collision d’un monde « nouveau », cette Corée tiraillée entre traditions et chirurgie esthétique, et d’un monde « ancien » qui pourtant ne ressemble déjà plus à l’image qu’on se fait de lui.

Il est donc question d’image dans ce roman, celle qu’on a de soi, celle qu’on sort de soi, celle qu’on veut capturer, celle qu’on aimerait être. Il est question de don et de partage, de la façon dont on communique avec l’autre par autre chose que la parole (le dessin, la nourriture réelle ou immatérielle). Il est question du corps et du désir, de traits, de frontières, il est question de tout ça et de bien plus encore. Mais ne cherchez pas d’explications ou de grandes tirades philosophiques ou psychologisantes. La grande force de cet Hiver à Sokcho c’est son incroyable simplicité, sa totale maîtrise, son économie de mots. Les phrases sont courtes, réduites au strict nécessaire, descriptives des gestes, comportements, frémissements et pourtant puissamment évocatrices et admirablement cinématographiques. Dire beaucoup avec peu, il faut avoir un talent immense et rare pour faire ça. Et beaucoup d’humilité. Elisa Shua Dusapin a 24 ans, c’en est donc d’autant plus sidérant.

Je suis très émue.

Ed. Zoé

Chronique livre : La Magie dans les villes

de Frédéric Fiolof.

lamagiedanslesvillesLorsque les temps sont durs, la fantaisie est un refuge. Le lecteur a pu profiter ces dernières années d’univers farfelus, poétiques, gentiment barrés, le plus souvent placés sous les figures tutélaires de Brautigan et de Michaux. Je pense plus spécifiquement aux jonglages lexicaux acrobatiques de Radu Bata et ses Mine de petits riens sur un lit à baldaquin, des personnages en marge de Jean Cagnard, le très joli Atlas des reflets célestes de Goran Petrovic, ou encore plus récemment le mignon bidule de Pierre Barrault, Tardigrade.

Le terrain est donc largement balisé, quelques motifs récurrents nous font sentir en terrain connu, mais pourtant, Frédéric Fiolof réussit quelque chose de tout à fait intéressant, délimiter sans jamais l’étouffer, son univers fantaisiste à la fois géographiquement (on est dans la ville) et socialement (on est dans la famille). Le livre est composé de courts paragraphes indépendants, très joliment écrits, dans lesquels notre narrateur nous parle beaucoup de sa famille, mais également de ses morts. Encore plus étrange voici qu’il se lance dans de grandes discussions avec sa fée (vieille et fort mal embouchée d’ailleurs). Ces textes, tout à fait agréables, révèlent un monde parallèle et quotidien, un regard décalé et planeur.

-Je t’aimais avec tes secrets, je t’aimerai sans tes secrets. Je t’aimais avec ton ombre, je t’aimerai sans ton ombre. Et digère qui pourra. D’ailleurs, ajoute-t-il, c’est vrai, sans secrets tu te sentiras sans doute plus légère.
Sa fille le regarde, elle a l’air inquiet.
-Pourquoi ? Tu me trouves grosse ?

Ce qui est intéressant dans le dispositif de « délimitation » mis en place par Frédéric Fiolof (ville/famille), c’est que progressivement il réussit à donner de la cohérence à ces fragments disparates, à dresser en creux le portrait de cette famille (moi, le fils qui démonte tout ce qu’il trouve, ça me fait vraiment poiler), et à se moquer gentiment de son héros. La majorité des textes se termine par une phrase de retour à la réalité, parfois brutal, qui vient contrecarrer les tendances extravagantes de notre narrateur. Sa femme, ses enfants, tout le monde s’y met, y compris la fée qui se révèle parfois pleine de pragmatisme. C’est à la fois drôle et efficace. Mais c’est aussi un peu effrayant. Si aujourd’hui même les fées nous clouent les pieds au sol, quel espace reste-t-il pour rêver ?

Ed. Quidam éditeur