Chronique livre : La vie est brève et le désir sans fin

de Patrick Lapeyre.

Le premier bon point de ce livre, c’est son titre, absolument sublime dans sa simplicité même, son évidence. Deux constats juxtaposés, deux propositions comme irréconciliables mais réelles toutes deux, coexistant tant bien que mal.

Pour raconter la briéveté de la vie et l’infini du désir, Lapeyre crée (entre autres) deux personnages fabuleux. Blériot et Nora, loosers magnifiques, inadaptés de la vie la vraie. Entre eux, l’amour fou. Mais. Il est marié, elle est instable, il aime sa femme, elle aime les hommes (et les femmes). Ils se rencontrent, elle le quitte, il souffre, elle revient, il se fait prendre par sa femme, elle repart, il part à sa recherche. Le va et vient géographique se double d’un va et vient temporel. Lapeyre éclate son récit, pour mieux construire ses histoires, remonter le temps des sentiments, détricoter puis retricoter les fils fragiles des émotions. C’est bien fait, et ça maintient le lecteur en haleine, dans l’attente des briques manquantes.

Le style de Lapeyre a quelque chose de Jean Echenoz : un même regard à la fois lointain et impliqué, ironique et ultra-sensible à la moindre vibration du corps, du coeur, de l’esprit. Il en résulte un livre vraiment touchant, à la fois pudique et frontal sur la vérité des sentiments, forcément complexes, emmêlés, puissants, assommants ou excitants. Cet homme là a vécu, et à la force du désir, il oppose la médiocrité, les difficultés de la vie, de ce qu’on en fait, de ce qu’on subit parce qu’on ne peut faire autrement. Malgré la magnifique histoire d’amour, le roman est particulièrement désabusé, et les personnages finissent brisés ou vivotant dans les limbes de leurs désirs, incapables d’assumer les sentiments qui les ont brûlés tout entier. C’est beau, dérisoire et triste comme la vie, d’une grande intelligence aussi, peuplé de personnages secondaires jamais caricaturaux. On est ému à chaque page par la finesse du regard de Lapeyre, et sa compréhension de l’humain.

La toute fin du roman est hélas un peu bancale dans sa volonté de dédramatiser finalement tout ça, et l’écriture distanciée et taquine de Lapeyre révèle là une petit faiblesse : on est tout de même tenu un peu à l’écart de l’histoire et de son drame, de son drame immense, de l’horreur absolue qu’est la plupart du temps l’existence humaine, remplie de désirs insatiables non assouvis et de médiocrité quotidienne inaltérable. Mais c’est être bien tatillon que de relever cela. La vie est brève et le désir sans fin est un superbe roman, qui constitue à mon avis un cadeau de Noël absolument imparable et inattaquable. C’est noté ?

Chronique livre : La centrale

d’Elisabeth Filhol. 

Un avant goût cendreux ? Clique.

Pôpôpô, il serait peut-être temps que je lise un bouquin un peu fun. La centrale n’est pas le livre le plus rigolo de la terre étant donné qu’il narre le quotidien des ouvriers travaillant dans les centrales nucléaires françaises. Elisabeth Filhol a certes une très belle plume. Le livre est particulièrement bien écrit. On plonge dans les horreurs nucléaires, sans concession, sans sentimentalisme, avec une froide objectivité, malgré le choix du point de vue : celui d’un ouvrier intérimaire bossant dans les centrales lors des « arrêts de tranche ». Lorsque le livre aborde le quotidien, la technique, l’histoire (petit retour sur tchernobyl), la peur de la dose, il est passionnant. On lit ça en se bouffant les ongles, en se demandant bien comment l’Homme peut-être assez prétentieux pour croire maîtriser une telle puissance, une telle force, un tel danger, comment on peut laisser des hommes et des femmes se prendre des radiations dans la gueule sans mauvaise conscience.

Mais le gros problème du livre, c’est sa construction. N’ayant pu le lire d’une traite, j’ai vraiment eu du mal à suivre le fil. Entre l’histoire du narrateur, la grande Histoire, les explications techniques, les différentes époques, on se perd. Les digressions de l’auteur, bien que joliment écrites, n’ajoutent rien au livre, le diluent, au lieu de le resserrer sur l’essentiel. Sans doute a t’elle voulu rendre la narration plus « humaine » en choisissant ce point de vue, mais je pense que le bouquin aurait gagné à être le plus sec possible, le plus factuel. Pas besoin d’en rajouter, les faits parlent d’eux-même.

Un très bon livre cependant, à lire forcément.

 

Chronique livre : Rencontres avec Samuel Beckett

de Charles Juliet.

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Moins consistant que Rencontres avec Bram Van Velde, le livre de Juliet n’en est pas moins intéressant. Rencontres avec Beckett sans doute moins fréquentes qu’avec le peintre, moins intimes (elles se déroulent souvent dans des cafés ou restaurants), Juliet semble ne pas réussir à extirper de l’écrivain ce qu’il avait réussi à tirer de Van Velde. Le personnage est sans doute trop insaisissable, trop impressionnant, trop rétif à toute intellectualisation de son oeuvre et de sa vie pour rendre ces rendez-vous totalement satisfaisants. Juliet comble donc les vides, décrit beaucoup plus les situations, et pourquoi elles n’ont pas toujours été fructueuses.

L’homme des mots échappe aux mots, contrairement à l’homme de peinture. Cependant, le livre reste très intéressant, beaucoup plus lumineux que le précédent. Beckett semble avoir franchi un pallier supplémentaire par rapport à Van Velde, réussit à dépasser la fracture primordiale (« J’ai toujours eu la sensation qu’il y avait en moi un être assassiné. »), pour faire naître de la noirceur la lumière. Pourtant ses paroles sont sans espoir : il n’y a pas de solution, « rien n’est dicible ». Mais il se dégage de cet homme, de son refus de la logique, de sa quête de vie (« On fait cela pour pouvoir respirer »), une sorte de non-prise au sérieux, de drôlerie ravageuse (quand il décrit sa tentative de pièce d’une minute, terrrrrible), de générosité presque, qui sont salutaires.

Un joli moment. Et de toutes façons, il faut lire Beckett, on ne le clamera jamais assez.

Chronique livre : Rencontres avec Bram Van Velde

de Charles Juliet.

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« J’ai toujours tâtonné. » Et toi ?
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Bon si on a envie d’une bonne tranche de rire, il faut passer son chemin : on n’est clairement pas du côté de la force Bozo avec ces rencontres. Bram Van Velde n’est pas quelqu’un de léger, et Juliet ne fait rien pour adoucir le personnage. La majorité du livre est consacrée aux sentences du peintre, et lui qui se clame incapable avec les mots les manie pourtant fort bien : phrases courtes, expéditives, et pourtant riches, jets spontanés et droits, et pourtant probablement mûrement réfléchis.

Juliet a strictement respecté le caractère de l’artiste : de lui, de sa vie privée, on saura finalement peu de choses. Ce qui compte pour Van Velde, ce qui dirige sa vie, c’est l’absolue nécessité que constitue la peinture. Elle n’a jamais été un choix, mais une obligation qui s’est imposée à lui. Non pas à but alimentaire (il a vécu des dizaines d’années dans une misère noire, et considère qu’on ne peut être un véritable artiste que quand on a touché le fond), mais à la fois comme finalité et moyen de poursuivre sa vie.

On est forcément fasciné par cet homme sans concession aucune, absolutiste en ce qui concerne ses convictions profondes, mais sans prosélytisme. C’est sans aucun doute un être à part, fondamentalement différent du troupeau.  La solitude que cela engendre, il en a besoin pour créer, et pourtant il la subit, elle lui fait peur. Le livre retranscrit fidèlement toutes les rencontres entre Juliet et Van Velde, et malgré les nombreuses redondances dans les propos du peintre (quoi qu’en dise Juliet), on reste accroché aux paroles du peintre. Juliet sait se faire discret, et trouve la bonne distance pour raconter ces entrevues.

Quelques morceaux choisis :

« Tous ces gens qui se croient bons, généreux, intelligents et qui ne savent pas qu’ils sont morts. » « Dès qu’ils le peuvent, la plupart des gens se mettent sur une piste et ne la quittent plus. Pour moi, je n’ai jamais eu de piste. J’ai toujours tâtonné. » « Il faut savoir ne pas faire carrière. » « Le plus difficile, c’est de ne pas vouloir« .

Et puis la seule incursion du léger dans le livre :

« Se retournant vers moi, et avec l’enjouement d’un enfant tout excité : – Cheval… cheval… cheval…, ne cessait-il de répéter, en me le désignant du doigt. »

Je me demande si la réaction aurait été identique à la vue d’un poney…

Chronique livre : Suicide

d’Edouard Levé.

Un narrateur commente la mort par suicide et la vie d’un de ses amis disparu depuis des années. Le sujet est simple, mais prendre une toute autre ampleur lorsqu’on apprend que Levé a déposé son manuscrit à son éditeur quelques jours avant de se donner la mort. Ce contexte parviendrait à donner de la profondeur à n’importe quel navet. Mais Suicide est loin d’en être un.

Dans un style plat, épuré, aux phrases réduites au strict nécessaire, Levé bouleverse. C’est clinique sans chercher le pathos. Catalogue de sentiments, d’impressions, de moments vécus, appréciés ou non, Suicide nous tient à distance pour mieux nous faire comprendre son protagoniste. Le personnage passe son temps à masquer son mal être pour ne pas le faire peser aux autres, mais il reste toujours un peu extérieur à la vie, différent. Il culpabilise de ne pas se sentir bien alors que tout lui réussit : intelligent, bien marié. C’est très troublant évidemment, puisqu’on peut se retrouver un peu (beaucoup) dans ces descriptions, ces sensations, ces situations. La lecture est poignante et angoissante, parce qu’elle nous parle de nous. Je vous laisse avec ses mots.

« Tu croyais qu’en vieillissant tu serais moins malheureux, parce que tu aurais, alors, des raisons d’être triste. Jeune alors ton désarroi était inconsolable parce que tu le jugeais infondé. »
« Tu ne t’étonnais pas de te sentir inadapté au monde, mais tu t’étonnais que le monde ait produit un être qui y vive en étranger (…) Tu étais peut-être un chaînon défaillant, une piste accidentelle de l’évolution. Une anomalie temporaire non destinée à refleurir. »
« Dans cette ambiance à laquelle tu te sentais étranger, tu t’étonnais de parvenir à composer un visage de circonstance, qui, s’il ne contribuait pas à l’euphorie, ne la détruisait pas par son indifférence. »