Chronique livre : La grande eau

de Živko Čingo.

Je n’ai pas le souvenir d’un autre endroit où l’enfance meurt si rapidement. Que je sois maudit s’il existe un autre lieu où l’on enterre aussi impitoyablement l’enfance.

lagrandeeauIl y a ce pays, ou peut-être un autre, sur lequel la guerre a déferlé, laissant derrière elle des orphelins qu’on se dépêche de parquer derrière de très hauts murs. Il faut leur apprendre à ces enfants, par tous les moyens possibles, l’ordre, le patriotisme et la morale, le tyran renversé pour le bonheur du peuple. Mais l’enfance a ses exigences et ses espoirs. Elle s’invente, invente des lieux de paix et de lumière derrière les murs, transforme les barrières en passerelles et un insignifiant bout de bois en figure consolatrice. L’enfance devient alors insaisissable, elle coule entre les doigts des bourreaux par la seule grâce du rire et de l’espoir. On ne peut pas maîtriser ce qui nous échappe.

mais vous comprendrez que l’homme a parfois envie de fuir l’ordre

Par le pouvoir de l’écriture, Živko Čingo oppose à la dictature de l’ordre et de l’obéissance le refus de la haine. Parsemant cette terrible histoire d’éclats de couleurs, de rire et d’espoir, son subtil jeu de mises en abyme et ses phrases heurtées, instables et répétitives, aussi insaisissables que l’enfance font naître la beauté parmi les ruines. Jusqu’au bouleversement.

Comment est-il possible que le fils de Keïten soit mort, (…) qu’il ne rirait plus. Que je sois maudit, son rire. Que deviendrait alors le jour, la nuit, le soleil, les étoiles, le vent, l’eau, tout, tout deviendrait sur cette terre silencieux et désertique.

Ed. Le nouvel Attila
Trad. Maria Bejanovska

Chronique livre : La Scie patriotique

de Nicole Caligaris.

lasciepatriotique

Très court roman de Nicole Caligaris, La Scie patriotique a eu les honneurs d’une réédition par Le Nouvel Attila. Excellente idée puisque ce texte n’a clairement pas pris une ride.

C’est la guerre. Une compagnie traîne à l’arrière, planquée dans une ville en ruine. Ils ont froid, ils ont faim et ils se demandent bien ce qu’ils foutent là. Pour tuer le temps ils jouent avec un chien et courent après les poules. Jusqu’au moment où, au bout de leurs réserves, ils bouffent le chien et la poule.

Le roman est très court donc, porté par un style détaché, nerveux, presque ironique alors que, progressivement, émerge l’horreur. Ces soldats qui n’en sont plus vraiment, pas d’ennemi, pas de bataille, pas d’uniforme, plongent du désarroi profond à la folie absolue. Nicolas Caligaris interroge mine de rien sur la fragilité de l’humanité. A partir de quand les barrières de la morale sont-elles tombées ? A partir de quand n’y a t’il plus de règles ? Quelle somme d’ennui et de violences accumulées sur les corps et dans les ventres déclenche la dérive ?

La Scie patriotique bouscule, malmène et interroge. Dès son premier roman, Nicole Caligaris a su s’imposer comme un personnage incontournable de la scène littéraire française. Merci au Nouvel Attila d’avoir réédité ce texte important et intemporel.

Ed. Le Nouvel Attila