Chronique livre : Zone

de Mathias Enard.

Difficile de ressortir de ce roman indemne. Voilà plus d’un mois que je traîne entre ses pages, mon esprit assommé de noirceur à chaque chapitre lu. Je crois qu’on peut le dire, Zone n’est pas un roman facile à lire, n’est pas un roman confortable.

Difficile en effet de rentrer dans cette écriture serrée, rythmée, sans respiration aucune : pas de point, pas de paragraphe pour ponctuer la lecture, juste des pavés de mots, compacts, chargés. On apprend à respirer sous l’eau ou on se noie.

Le temps d’un long voyage en train, c’est une plongée en apnée dans la tête du narrateur qui attend le lecteur, et ce qui se passe dans sa tête n’est pas des plus joyeux. Adolescent aux penchants politiques douteux, puis soldat dans l’armée croate, pour finir dans les services secrets français, Francis trimballe un bagage très lourd, qu’il nous livre sous toutes ses coutures. Et c’est à la fois passionnant, étouffant, effrayant.

Enard dresse une carte circonstanciée de l’Europe et du Moyen-Orient des massacres, génocides, traîtrises, meurtres, tortures, depuis l’antiquité grecque jusqu’à nos jours. Et il y en a, oh combien ! Ce défilé, à plat, de siècles de malheurs fait froid dans le dos et essore le coeur. On ressort de là complètement lessivé en se demandant jusqu’où les hommes repousseront les limites de l’horreur. Ce n’est pas tant les faits racontés en eux-mêmes qui bouleversent (on sait que ces choses ont existé), mais c’est leur juxtaposition, le rassemblement de siècles et de siècles d’abominations et l’exponentialité de leurs horreurs qui terrassent. Le narrateur, las de servir de réceptacle à tant de malheurs veut se débarrasser de ses secrets en les monnayant, et recommencer une nouvelle vie sous une nouvelle identité. Mais il n’est pas facile de se délivrer de ce qu’on trimballe toujours avec soi.

Entreprise pharaonique, rigoureuse dans sa forme, énergique, Zone m’a fait penser, dans un style bien sûr très différent, au magistral Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Il y a quelque chose là-dedans qui ressemble à un jaillissement, et qui pourtant pourrait être l’oeuvre-somme de toute une longue et riche vie. Il est assez incroyable que de tels ouvrages naissent sous la plume d’écrivains encore si jeunes. Beaucoup de respect et d’admiration pour ce livre, ardu, exigeant, rugueux. Une grosse claque.

Chronique livre : Ce livre va vous sauver la vie

de A. M. Homes.

Voilà bien longtemps que je n’avais autant ri à la lecture d’un roman. Ce livre va vous sauver la vie s’avale en se bidonnant comme un délicieux congolais fait maison le soir de Noël (je me comprends).

Voilà donc Richard Novak, un riche gestionnaire de capital (son propre capital), à la vie sédentaire réglée comme du papier à musique. Se lever tôt, s’entraîner sur son tapis de course pendant des heures, tout en surveillant ses fluctuations bancaires, manger les repas sains soigneusement composés par sa diététicienne, son train train habituel le rassure et lui permet de vivre sans trop se poser de questions. Et puis un jour, il est atteint par une étrange et immense douleur, c’est là que tout déraille. Les médecins ne lui trouvent rien, mais il prend cette douleur comme un avertissement. Ajoutée à ça, une dépression circulaire apparaît dans son jardin et ne cesse de s’approfondir jour après jour. En partie parce qu’il le décide, en partie parce qu’il le subit, Richard Novak va devoir ouvrir sa vie aux autres, et apprendre à gérer l’imprévu (ou plutôt les imprévus et quels imprévus !).

Surfant sur la vague de la remise en question existentielle de l’homme entre 40 et 50 ans (bon dieu, mais qu’ai je fait de ma vie? j’ai tout raté, machin, machin), sur les stéréotypes californiens (centres de remise en forme, débauches d’argent, célébrités dans tous les coins, rêve américain, homosexualité…), Homes nous livre un roman désopilant, flirtant souvent dangereusement avec la caricature, mais sans jamais y tomber et qui fait du bien autant qu’il grince. Doué pour faire naître des situations cocasses, des personnages insolites, mais toujours bien dessinés et émouvants, il a surtout un sens du rythme et du dialogue assez remarquables. Ca fuse dans tous les coins, avec une maîtrise parfaite, rebondit avec aisance pour toujours retomber sur ses pieds. On est assez impressionné par cette manière magistrale de réussir à maintenir l’attention du spectateur (du lecteur, je veux dire, lapsus révélateur), de ne jamais rien relâcher, que ce soit dans les passages rapides et épiques ou ceux plus contemplatifs.

A la fois débridé et émouvant, flirtant sans vergogne avec le cliché pour mieux rebondir dessus, Ce livre va vous sauver la vie, à défaut de vraiment sauver la vie, la rend beaucoup plus gaie et joyeuses le temps de sa lecture, et c’est toujours ça de pris. Un sacré bon moment. Vous reprendrez bien un donut ?

Chronique livre : La Fille sans qualités

de Juli Zeh.

fillesansqualites_300Blablablablabla. Ouf, voilà ma pavasse des vacances achevée, et j’en suis assez contente. Pas du livre, mais d’avoir pu le terminer rapidement grâce à quelques heures de liberté. En 2007 paraissait donc La fille sans qualités, épais roman contemporain écrit par une jeune avocate allemande et bourlingueuse, Juli Zeh. Je me souviens vaguement d’avoir entendu parler du bouquin à l’époque, il me semble qu’il avait fait sensation. Mouais.

Le projet de Juli Zeh ne manque pas d’ambition. Au moyen de personnages en apparence anodins (des lycéens et des profs), mais en réalité “bigger than life”, l’auteur s’est lancée dans l’entreprise couillue de décrire une génération, la génération post-11 septembre, post-guerre en Irak. La voilà donc qui met en scène ses protagonistes dans un jeu machiavélique. Ada et Alev, deux lycéens, manipulent avec dextérité un professeur de sport gentil comme tout. Ça finit mal nous dit le quatrième de couverture pour nous allécher (un “bain de sang”), en fait tout ça finit plutôt très bien si on considère la perversité des personnages. Du coup, mon esprit malsain a poussé un petit soupir du genre “tout ça pour ça” après avoir refermé le livre.

Ada, c’est la fille sans qualités du titre. Sans qualités à prendre plutôt dans le sens de in-qualifiable, c’est à dire impossible à qualifier. Grosso modo, Ada se définit comme un produit du nihilisme et de l’Histoire, une nouvelle étape de l’évolution de l’espèce humaine (rien que ça) qui ne croit en rien, à qui tout est égal, ou plutôt à qui tout est équivalent. Dans ce désert de désirs, la seule alternative possible pour secréter de l’adrénaline est le jeu, un jeu dangereux dont les règles sont inventées au fur et à mesure par l’impuissant (au sens physique du terme) Alev. Dans ce qu’Ada et Alev considèrent comme un désert intellectuel, peuplé de “princesses”-cruches ou de rockers-déjàdépassés, leur brillante intelligence laisse tout le monde KO, et ils en jouent comme de petits démons.

L’ambition de Juli Zeh est donc immense de vouloir décrire une nouvelle génération d’adolescents, revenus de tout, déjà vieux avant d’être

jeunes, enfants de familles malmenées, qui ont dépassé le stade de la carapace de protection contre l’extérieur pour une absence totale de désirs, de croyances ou de sentiments. L’idée n’était pas mauvaise, malheureusement, la réalisation l’est beaucoup plus. J’avoue déjà avoir du mal à trouver de l’intérêt dans ces personnages “bigger than life”, à l’intelligence ultra-développée qui ne parlent que par sous-entendus qu’eux seuls et l’auteur peuvent comprendre, contrairement à la pauvre cervelle du lecteur moyen. Juli Zeh est probablement brillante, mais pas suffisamment pour qu’on y croit vraiment. Les dialogues sont faussement profonds, laborieux et au final assez mauvais. Par ailleurs, Zeh est affligée d’une tare que je croyais franco-française : le recours à la référence culturelle à outrance. C’est plombant de se voir imposer une culture qui n’est pas la nôtre (pas la mienne en tous cas) à longueur de pages. Ça rebuterait presque de se plonger dedans. Mais surtout, le principal défaut de La fille sans qualités, c’est sa totale absence de style. Quelle lourdeur, quel verbiage, que de blabla pour rien. Le même livre réduit au tiers aurait été nettement plus intéressant, mais Zeh dans sa folle ambition d’écrire un grand roman contemporain se plaît à en rajouter des tonnes, et ce, dans un néant stylistique abyssal.

On lit le livre en serrant les dents, à la recherche d’une seule phrase un peu bien écrite qui montrerait qu’il y a une écrivain sous cet épais manteau de mots. Mais non. Et c’est dommage. Il y a dans ce livre des idées, de la culture, de l’ambition, mais pas encore d’écriture. A voir ce que son nouveau roman va nous raconter sur l’évolution littéraire de la demoiselle.

Chronique livre : Le Mec de la tombe d’à côté

de Katarina Mazetti.

La couleur, même là où on ne l’attend pas. Clique.

C’est toujours délicat quand on vous prête un bouquin de devoir le critiquer ensuite : si l’intérêt n’y est pas, en dire du mal peut blesser la personne qui vous l’a conseillé avec grand enthousiasme. C’est ce que je craignais avec ce livre dont le quatrième de couverture m’a fait frissonner d’angoisse : une sorte de romance sur fond de « l’Amour est dans le pré ». Hiiii.

Et pourtant. Katarina Mazetti sait y faire la bougresse pour réussir à maintenir son histoire gnangnan hors de la noyade. Par un tour de force assez miraculeux, l’histoire d’amour entre une diaphane bibliothécaire intello et un fermier rustaud tient vraiment bien la route. Et on se demande comment. Usant sur la forme d’un procédé littéraire quasiment infaillible en ce qui concerne le maintien de l’attention du lecteur (des chapitres courts exposant tour à tour l’histoire vue sous deux angles différents), Mazetti compose des personnages profondément humains, qui parviennent à échapper à la caricature derrière leurs stéréotypes. Il y a quelque chose de terriblement noir et cassé dans ces êtres, quelque chose qui a avoir avec la fatalité : un amour inconditionnel et pourtant inéluctablement impossible. Impossible compte-tenu de leur éducation, de la pression sociale, l’amour de ces deux-là est chimique, hormonal, viscéral, deux morceaux qui s’emboîtent pour deux mondes qui ne peuvent pas se rejoindre. Mazetti réussit également dans la composition des personnages secondaires, notamment la collègue de l’héroïne qui « collectionne » les vies des autres, et leur « emprunte » à l’occasion, ou dans son opposé, Martha, femme réduite en miettes parce qu’elle a voulu y croire.

Un très joli moment que ce roman. Sand doute vite oublié, mais beaucoup plus sensible et intelligent que son titre ne le laissait supposer. Ca réveille les papillons dans le ventre.

Chronique livre : Voyage avec Charley

de John Steinbeck.


Pour te faire un peu plus fusiller du regard, clique sur la photo.

Rien de tel qu’un charmant petit livre de voyage entre deux énormes pavasses. Voyage avec Charley constitue un parfait entracte, tout en état un bel objet très intelligent.

En 1960, Steinbeck et son vieux caniche Charley partent sur les routes des Etats-Unis dans une espèce de camping-car d’époque. Effectivement, dit comme ça, ça fait un peu pépé, et force est de constater que Voyage avec charley n’a rien d’un récit de voyage échevelé. C’est plutôt planplan, et au final pas très touristique. On ne retiendra pas grand chose des contrées traversées par Steinbeck. Mais par contre l’auteur est le témoin d’un pays en pleine mutation, un pays qui rentre dans « le monde moderne ». Partout où il passe Steinbeck est confronté à une déshumanisation dans tous les domaines : gastronomique, urbanistique. Il pointe avec humour mais aussi crainte l’uniformisation des goûts et des gens « Si cette population a les papilles gustatives atrophiées au point d’estimer qu’une nourriture dépourvue de saveur est non seulement acceptable mais désirable, que penser de la vie affective de la nation? « . Il est étonné de voir à quel point les gens n’expriment en générale aucune opinion, où, quand ils le font, c’est avec violence, haine et acharnement.

Le livre est émaillé de moments savoureux et tendres, notamment les rapports avec son chien sont mignons et parfois tordants. Beaucoup aimé le moment où il craint de faire pisser son chien contre un séquoia de peur que l’expérience mystique soit trop forte. Bref, un très joli livre, d’un homme qui aime les gens et les chiens, dépassé et effrayé par un pays en pleine mutation à grande vitesse.