Chronique livre : Notre château

d’Emmanuel Régniez.

Chronique publiée initialement dans le numéro 33 de l’indispensable Revue Dissonances.

Rien ne nous prédisposait à mener une telle vie.

Octave et sa sœur, Véra, vivent reclus entourés de livres dans une vaste et belle demeure, héritage familial providentiel pour ces deux solitaires. Leur vie dans la maison est une succession de rituels : tous les jeudis il part acheter des livres à la librairie, le matin il prépare le petit-déjeuner, le soir il fait la lecture et parfois il couche avec sa sœur. Ils se sont créé un monde à eux, bâti sur les souvenirs de leurs parents disparus et sur les montagnes d’histoires dont ils se sont imprégnés, il est le prince, elle est la princesse, ils vivent dans un château.

Une maison qui contient beaucoup de livres est une maison ouverte au monde, est une maison qui laisse entrer le monde.

Évidemment, le bel équilibre finit par vaciller. Un numéro de bus erroné, un cendrier, un coup de sonnette et l’univers clos s’entrouvre, les souvenirs affluent, les fantômes s’invitent.

Elle fut étrange notre enfance, tout de même.

Emmanuel Régniez ne manque pas d’audace en s’attaquant à un thème classique de la littérature fantastique, la maison. Mais il le fait avec modestie et finesse, instillant de manière très subtile et amoureuse ses nombreuses références. Les phrases sont courtes, hypnotiques et chaloupées comme ce morceau de Couperin que jouait la mère dans leur enfance, et nous happent dès la première page. L’auteur trouve la distance idéale, le ton parfait pour nous immerger dans cette étrange maison qui est à la fois ouverture sur le monde et cocon protecteur de ce qui n’est autre qu’une singulière et mystérieuse histoire d’amour.

Ed. Le Tripode

Chronique livre : Anguille sous roche

d’Ali Zamir.

Oh, la terre m’a vomie, la mer m’avale, les cieux m’espèrent, et maintenant que je reprends mes esprits, je ne vois rien, n’entends rien, ne sens rien, mais cela ne pèse pas un grain puisque je ne vaux rien, (…)

anguillesousrocheAnguille sous roche permet au lecteur curieux de réviser sa géographie et ce n’est pas la moindre de ses qualités. Ali Zamir vient des Comores, il est jeune, très jeune même, et telle l’anguille, se faufile avec aisance dans la littérature en langue française, avec ce projet d’une grande ambition et d’une maîtrise tout à fait remarquable.

Une jeune fille se noie dans l’océan, elle s’appelle Anguille, et entre deux clapots nous raconte son histoire, ce qui l’a menée aux portes de la mort dans les eaux obscures où tant ont déjà péri. Dans un souffle, une phrase unique, Anguille affirme sa force et sa liberté de femme, envers et contre tous, la société, la famille.

Ce qui est magnifique dans Anguille sous roche, c’est cette langue unique, foisonnante, qui donne à entendre des voix peu entendues jusqu’à présent et qui ont pourtant des choses à dire et affirmer. Entre virtuosité échevelée et sens de l’expression populaire, Ali Zamir nous offre une langue fabuleusement colorée, vivante, une langue en mouvement. L’univers qu’il réussit à décrire ne manque pas d’intérêt non plus, personnages forts, tous remarquablement dessinés, géographie urbaine fascinante.

Mais ce qui met le lecteur KO, c’est clairement cette énergie qui dévaste tout, cette manière d’aller de l’avant, de « rentrer dedans » sans se poser de question. J’ai pensé souvent à la très différente mais tout à fait fabuleuse écriture d’Emmanuelle Bayamack-Tam, dans cette façon dévorante d’avancer,  ce raz-de-marée d’énergie et de force vitale qui déborde de partout.

Anguille sous roche est une magnifique découverte et une très bonne nouvelle pour la langue française, elle n’est pas morte, elle est vivante, elle bouge encore.

(…) mon père Connaît-Tout croit vraiment connaître tout (…)

Ed. Le Tripode.

Chronique livre : L’ancêtre

de Juan José Saer.

De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance du ciel.

lancetreC’est par cette phrase magnifique que commence L’ancêtre, étrange et fascinant roman argentin. En 1515, des bateaux quittent l’Espagne pour atteindre les Amériques. Mais l’équipage est décimé par des indiens cannibales. Ceux-ci ne sauvent qu’un jeune mousse orphelin, qui restera pendant plus de 10 ans avec cette tribu avant d’être rendu à un nouvel équipage de passage. C’est ce garçon qui, des années plus tard nous écrit son histoire. Continuer la lecture de Chronique livre : L’ancêtre