Chronique livre : Prendre dates

de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet.

Chronique publiée initialement dans le numéro 30 de l’indispensable Revue Dissonances.

« Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? »

prendre_dates-652x1024Il faut peu de choses parfois (ici les premiers mots d’un texte) pour réaliser que les plaies ne sont et ne seront jamais refermées, pour dégeler les douleurs enfouies et leur redonner vie. A quatre mains, un historien et un écrivain relatent les attentats de janvier 2015, un peu avant, un peu après, pour rendre compte, poser sur papier les faits externes et les processus internes, ce qu’ils ont pensé, ressenti, à juste place entre le déroulement des événements et le début de la mise à distance. Et c’est bouleversant. Bouleversant de justesse des sentiments, et d’intelligence.

« Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers le plusieurs ».

Prendre dates est un livre nécessaire en ce sens qu’il refuse la mort de l’émotion collective qui nous a saisis à la gorge et qui s’est pourtant évanouie à peine éclose. Le livre peut-être vu en ça comme un espace de recueillement, un lieu dans lequel on peut raviver sans honte ce sentiment rare et puissant de communion, d’existence d’un « nous » si rarement tangible. Mais l’émotion n’est rien sans intelligence. Fin, subtil, documenté, Prendre dates nourrit l’esprit, révèle, met en lumière les rouages, les failles, les zones d’ombre et ose même proposer, anticiper, s’engager. Aujourd’hui, la dernière phrase de l’ouvrage résonne douloureusement aux oreilles du lecteur et ancre définitivement l’absolue nécessité de l’existence même d’un tel livre :

« On sait faire, […] : s’occuper des morts et calmer les vivants. Pour le reste, ça commence. Tout est à refaire. »

Ed. Verdier

Chronique livre : Mourir et puis sauter sur son cheval

de David Bosc.

Sans être tout à fait paranoïaque, je reçois comme des brimades personnelles bien des interdits, (…).

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On se souvient de David Bosc empoignant fougueusement la vie de Gustave Courbet, personnage lumineux et truculent de la peinture française, dans La Claire fontaine. Il revient ici, s’inspirant très librement de la vie d’une artiste espagnole.

Mais la nuit noire que j’aime tant, je sais qu’ils voudront la bannir à jamais, qu’ils combleront les espaces indécis, les zones sans maître ni destination.

On retrouve donc le goût de l’auteur pour la figure de l’artiste. Mais dans Mourir et puis sauter sur son cheval, David Bosc semble avoir choisi la voie de l’ombre plutôt que celle de la lumière. Sonia, l’artiste espagnole, meurt dès les premières pages, en se jetant nue par la fenêtre de l’appartement de son père. Le livre est constitué ensuite du journal de Sonia. La jeune femme est une sorte de double négatif de Gustave Courbet et ses élans de vie incontrôlables ne cadrent pas avec les codes de la société.

Il me semble que d’avoir toujours eu deux ou trois langues atténuait un peu pour moi la tyrannie du langage. Très tôt j’ai reconnu en lui le serpent qui entrave les tout petits enfants.

Sans doute moins immédiatement séduisant que La Claire fontaine, plus sombre, décousu et morcelé, Mourir et puis sauter sur son cheval regorge pourtant de fulgurances, de mystères, de pulsions débordantes, explosant dans  une écriture charnelle et sensorielle, qui, tout comme Sonia, résiste à l’enfermement de la définition et de la classification. Et ça, c’est forcément passionnant.

Ed. Verdier

Chronique livre : Peau d’Ogre

de Vincent Eggericx.

peaudogrePeau d’Ogre est une étrange errance. Errance de son héros tout d’abord, perdu dans ses souvenirs et dans le monde de la nuit parisienne, mais également errance de la langue. L’univers déployé par Vincent Eggericx navigue entre époque contemporaine, perte de repères très « nouveau roman » et cargaisons de références liées aux contes et mythes (Platon, Homère, Dante mais également Perrault). Continuer la lecture de Chronique livre : Peau d’Ogre

Chronique livre : La claire fontaine

de David Bosc.

Le paysage tout autour du ventre.

laclairefontaineC’est toujours un bonheur et une grande émotion d’ouvrir un volume de chez Verdier. La légende dit qu’on est conquis dès la première phrase, et La claire fontaine confirme la légende. Le roman raconte (si on peut dire) les quatre dernières années de la vie de Gustave Courbet, après sa fuite d’Ornans et son installation en Suisse. Pour qui ne connaît pas la vie du peintre (et c’était mon cas), le texte de David Bosc est en maints endroits assez abscons, mais la prose est tellement fougueuse et habitée, qu’on serait assez mal avisé de faire la fine bouche. Continuer la lecture de Chronique livre : La claire fontaine

Chronique livre : L’hôpital – Récit en noir et blanc

d’Ahmed Bouanani.

Tout perd ici de son urgence.

l-hopitalAhmed Bouanani a fait un séjour à l’hôpital, il y est rentré volontairement, pour se faire soigner. Dans cet univers clos, il rencontre des patients, qui sont là depuis toujours, qui sont malades, et n’ont souvent nulle part où aller. Ils peuvent mourir du jour au lendemain sans que ça n’émeuvent beaucoup les autres malades. Dans cet hôpital, rien ne bouge beaucoup, le quotidien est proche de l’enfer, et seul résiste l’espoir d’un jour meilleur. Les patients, enfermés, coupés de l’extérieur, dans ce tout petit monde se créent des histoires, s’inventent des vies, des mythologies. Continuer la lecture de Chronique livre : L’hôpital – Récit en noir et blanc