Chronique théâtre : Au bord

de Claudine Galea.

Parfois, il suffit de seize pages pour vous mettre KO, et vous laisser pantelant sur le bord du chemin. Au bord est un texte étrange, difficile à qualifier, à classifier.

L’image est présentée avant le texte. C’est cette photo, prise à Abu Ghraib, d’une jeune femme soldat qui tient en laisse un homme nu. Elle est paru en 2004, dans le Washington Post. La femme est jeune, presque juvénile dans son attitude. Et cette femme, et la laisse qui la relie au prisonnier agissent comme un déclencheur, un libérateur de parole et surtout de pensée pour l’auteur, qui laisse alors apparaître, autant qu’elle réfléchit, les choses qui lui viennent en tête. Le texte devient alors un monologue hanté, d’où surgissent des motifs obsessionnels, touchant essentiellement aux “liens”, familiaux et intimes.

Le texte est sans tabou, sans fausse pudeur. La parole est à la fois complètement liée à l’image, jusque dans son absence, mais cette référence à l’image, ce point fixe permet à Claudine Galea d’explorer des territoires interdits, les choses que l’on tait, le mésamour de la mère, ces laisses que l’on se crée lorsqu’on s’attache à quelqu’un, les humiliations que l’on peut subir, que l’on peut faire subir, l’attirance pour la souffrance et l’innocence, le masochisme de ceux qui aiment, l’attirance et la fascination pour les femmes, la maternité, d’un enfant et d’un texte, le désintérêt pour la masculinité. Tout cela en seize petites pages, qui semblent alors à la fois très resserrées (le motif) et très amples (les multiples chemins de la pensée).

Cet effet d’unité et de multiplicité se retrouve en miroir inversé dans l’écriture : Au Bord est d’abord composé de phrases très courtes, répétées, triturées, et se termine en un bloc compact, dénué de ponctuation, foisonnant et rageur, rythmé par un ‘je pense’, asséné, martelé, dans une affirmation primordiale de l’être. Un texte troublant, perturbant, comme un accouchement par l’écriture.

Ed. Espaces 34

Chronique théâtre : Septembres

De Philippe Malone
Mise en scène Michel Simonot
Avec Jean-Marc Bourg et Franck Vigroux (musique).

8800120159

Photo : PM

Je vous avais déjà prévenus ici, la mise en scène de Septembres risquait de faire date. Et ce sera probablement le cas … malgré quelques réserves. Il fallait un courage certain et certainement un bonne dose d’inconscience pour s’attaquer à ce texte magistral, à la fois limpide et ardu.

Le parti pris audacieux, casse-gueule et évident de vouloir mêler intimement le texte à de la musique est judicieux. Les mots de Malone, travaillés, ciselés au millimétre, ont une rythmique interne d’une rare puissance. Ça se bouscule, s’entrechoque, tourbillonne, s’arrête, repart, et tout ça dans un seul souffle. On est happé par cette spirale, étourdi, perdu parfois, mais finalement, on se retrouve, bousculé, les émotions en vrac. Franck Vigroux a parfaitement compris le processus. Avec ses machines, ses boîtes à klong, ses pédales à burp, et sa guitare, il produit une partition d’une incroyable puissance qui prend aux tripes, épouse le texte, ou vient au contraire le malmener. C’est grand.

Le souci vient d’ailleurs : une mise en scène assez floue et une manière de dire le texte, heurtée, fractionnée. On sent le travail de Jean-Marc Bourg colossal de précision mathématique, pour réussir à extirper tout son sens du texte. Le résultat est le découpage de cette unique phrase, sans aucune ponctuation, en plusieurs chapitres bien distincts, durant lesquels les mots sont clamés, martelés. Cette recherche obsessionnelle du sens et l’utilisation perpétuelle de l’amplification est, à mon sens, un contresens. Elle brise toute l’intimité du texte, son flot naturel. Le texte de Malone est suffisamment puissant pour qu’on le comprenne sans qu’on ne nous l’explique. C’est justement là sa force, ce souffle incroyable qui fait naître le sens de l’émotion, elle-même jaillissant du chaos et de l’harmonie des mots. Manque de confiance vis à vis du texte, ou plutôt besoin viscéral de tout contrôler, Jean-Marc Bourg livre au final, une prestation assez rigide, brisant la rythmique interne naturelle des mots et qui ne réussit qu’en de rares occasions à faire jaillir une émotion pourtant débordante.

Reste un projet incroyablement audacieux, à la puissance textuelle et sonore indéniable, mais qui au final se cherche encore un peu. Affaire à suivre.

Pour aller plus loin avec Septembres sur Racines : ici.
Pour aller plus loin avec Malone sur Racines :  voir la rubrique « 
Chroniques théâtre »
Pour aller plus loin avec Septembres sur le net parce qu’il faut pas être bouché :
et là aussi.

 

Chronique théâtre : L’Entretien

texte de Philippe Malone,
mise en scène de Fabrice Andrivon.

Acte III de la journée consacrée à l’écriture de Philippe Malone,
en la bonne ville de Marvejols, en le bon
TMT.


Clic.

Difficile défi que celui de monter ce texte : la pièce est magnifique mais d’apparence ardue et la production, fauchée. Le résultat n’en est que plus surprenant, voire héroïque. Je ne m’étendrai pas sur le texte que j’ai déjà commenté ici.

La mise en scène de Fabrice Andrivon est radicale dans sa forme. Quatre actrices face au public, chacune cantonnée dans une étroite bande de scène. Leurs mouvements sont limités, mais pourtant millimétrés. Une simple lampe qui pendouille suffit à délimiter deux espaces distincts maison / entreprise. On est pas dans l’explicatif ici, mais on est dans le signifiant, le réfléchi, le genre de mise en scène qui ne prend pas le spectateur pour un crétin. Audacieux aussi le choix des costumes : des bleus de travail pour les salariés, tailleur pantalon pour la cheffe d’entreprise. La caricature n’est pas loin, et pourtant, ces choix très affirmés font des personnages des symboles universels de ce fossé social entre dirigeants et travailleurs. C’est bien vu. Les projections vidéos sur le décor sont discrètes, mais toujours judicieuses : le compte jusqu’à 200 introductif et très lent hérisse quand on en comprend la signification, les scènes de grèves, l’éclosion sensuelle de ces fleurs colorées et ces vues poignantes d’usines en ruine, autant d’éléments hétéroclites qui réussissent à placer le spectateur dans une atmosphère puissante, sans pour autant perturber l’écoute du texte. Cette mise en scène sobre et pourtant indispensable réussit en effet à donner toute sa place au texte.

Les actrices semblent globalement avoir compris l’importance des mots et de sa mise en forme. Elles parviennent toutes les quatre à endosser leur rôle avec courage et à le faire vivre de belle manière. La mise en scène réussit le tour de force d’à la fois vraiment mettre en danger les actrices (jouer toute la pièce face au public, éclairages parfois un peu rudes pour l’ego, costumes rustiques, pétage de plomb impromptu…), mais de respecter chacune, de les mettre en valeur de manière équilibrée. Pour avoir vu deux représentations de suite, très différentes, c’est vrai qu’on sent l’ensemble encore un peu fragile, manque de moyens et de répétitions sans doute. Quelques bourdes de textes, de synchronisation entre les actrices, une deuxième partie qui a une petite tendance à manquer unchouia de rythme, une intrusion de la musique en live de temps en temps un peu maladroite… rien de fondamental, mais des petites choses qui devraient se régler au fil des représentations. Reste quel’Entretien tient toutes ses promesses.

On passe en 1h20 par toute un palette d’émotions fortes : indignation, colère, tristesse, incompréhension, joie, interrogation. La pièce touche, bouscule, malmène parfois, et c’est salvateur. Une grande réussite. Et j’espère une future grande tournée mondiale.


Ca c’est l’affiche, classe non ?
Mais qui donc a bien pu prendre cette belle photo ?
indice : pas moi, mais une fidèle lectrice de ce blog.

Tous les renseignements . A noter qu’avant la probable tournée mondiale, il y a une tournée lozérienne. La pièce sera jouée à Florac le 7 février et à Mende le 22 avril.

A lire aussi Acte I et Acte II.

Chronique théâtre : lecture de Septembres

de Philippe Malone par Philippe Malone.

Acte II de la journée consacrée à l’écriture de Philippe Malone
en la bonne ville de Marvejols, en le bon
TMT


Clic.

La lecture de Septembres, nouveau texte de l’auteur, fût un moment particulièrement émouvant de la journée. Emouvant par son thème, par une sensation de création en cours, par la voix et le souffle fragiles de l’auteur face à son texte. Septembres est un long poème, sans point, ni virgule. Une seule longue phrase pour décrire un processus de déshumanisation, pour tenter de cerner ce qui fait qu’un enfant bascule dans le terrorisme. Le principe de la phrase unique nous pousse à envisager l’histoire comme un tout, une globalité, plutôt qu’une succession de faits. Cette vision holistique permet à l’auteur d’aborder son sujet sous un biais humain, émotionnel, dépouillé de l’aspect documentaire. La grande force de l’oeuvre de Malone est justement de réussir à replacer l’Homme, à la fois victime et bourreau, dans un contexte beaucoup plus vaste, politique, économique. Pas d’angélisme, ni de diabolisation, mais une manière d’aborder le sujet de manière profondément humaine. Autant dire que ça fait mouche, et pour peu qu’on accepte de se laisser porter par ce fil, ce flot, ce mouvement, on en ressort bouleversé. La voix douce de Malone flageole parfois, bute de temps en temps, le souffle est court, et pourtant toujours justement placé. On s’accroche à cette fragilité, à ce souffle qui ne rompt pas, happé par cette spirale magnifique et vertigineuse de mots. Un très bel instant suspendu, pour un très grand texte.

L’acte I ici et l’acte III .

A noter, Septembres sera créé au théatre d’O à Montpellier du 21 au 30 janvier 2009, mise en scène de Michel Simonot avec Jean-Marc Bourg, puis repris à Marvejols le 31 janvier. Ca va être énorme !

Chronique théâtre : lecture de III

par le Théâtre Narration, texte de Philippe Malone.

Prologue

Le vendredi 14 novembre 2008, The Place To Be, c’était Marvejols, bourgade lozérienne, qui ferait passer le Périgord pour un pays civilisé. Heureusement, bravant le froid, le vent, les liaisons TER hasardeuses, et l’odeur de vache du voisin de mini-bus, j’y étais. Pour quoi y faire me direz-vous ? Quel événement d’une telle importance pour me pousser dans cette cascade de risques inconsidérés ? Et bien le Théâtre de la Mauvaise Tête (TMT), îlot culturel précieux dans cette sauvage et lupiforme contrée, a eu la bonne idée d’accueillir une journée organisée autour de l’écriture de Philippe Malone, auteur de théâtre contemporain, dont je vous ai déjà entretenu à maintes reprises, ici, , et encore ici. Au programme une lecture de III par le Théâtre Narration (la critique du texte à suivre), une seconde lecture par l’auteur himself de sa nouvelle création Septembres, et enfin l’Entretien, cette fois-ci en pièce montée par Fabrice Andrivon, metteur en scène du TMT.

A l’issue de la journée, et pour paraphraser l’ami F., on s’aperçoit que, tout de même, l’écriture de Philippe Malone « c’est pas rien », et qu’on assiste progressivement à la naissance d’un grand écrivain, et poète, dont l’écriture millimétrée, et le goût pour la forme, ne sont que les véhicules d’un univers, d’une pensée profonde, acérée, ancrée dans le monde actuel. Mais revenons à nos Aubracs.

Acte I : lecture de III par le Théâtre Narration


Pour mieux lire le grand William, clique.

Ne connaissant pas ce texte, passant pourtant pour un des meilleurs de son auteur, j’attendais avec impatience cette lecture. Une petite moitié de la pièce lue durant cette session, de quoi découvrir le texte, et de donner envie de lire a suite. La principale et inestimable qualité de cette lecture est qu’elle donne véritablement à entendre le texte. Les comédiens n’essaient pas de se mettre en avant, mais respectent scrupuleusement le texte et sa typographie, sans pourtant se laisser grignoter par lui. Ils trouvent la bonne distance par rapport à cette hallucinante transposition du Richard III de Shakespeare dans le monde politico-economico-humain actuel. Une mention spécial à l’acteur jouant Richard, vraiment habité par le texte. Il réussit à complètement faire oublier le volume qu’il garde dans les mains durant la lecture. Alors évidemment, on espère que le Théâtre Narration réussira à monter ce texte, qui visiblement et à très juste titre, semble leur tenir particulièrement à coeur. Très bon moment.

A lire aussi Acte II et Acte III.