Chronique livre : Ladivine

de Marie Ndiaye.

ladivineMettant de côté mon mauvais trip initial en compagnie de Marie NDiaye, ne suivant que mon courage et une presse à genoux, je me suis lancée dans la lecture de Ladivine, nouveau roman de l’auteur de Rosie Carpe.

Ladivine, c’est l’histoire de trois, presque quatre générations de femmes. D’un faux pas initial naît une espèce de malédiction familiale, une incapacité à être de la part des femmes de cette lignée, alimentée par ce secret initial, véhicule d’une chape de culpabilité qui rend toute évasion et incarnation impossible. Continuer la lecture de Chronique livre : Ladivine

Chronique livre : Emmaüs

d’Alessandro Baricco.

Il voulait dire qu’en l’absence de sens, le monde tourne quand même, et que dans les acrobaties d’une existence sans coordonnées il y a une beauté, voire une noblesse, parfois, que nous ignorons – comme une possibilité d’héroïsme à laquelle nous n’avons pas pensé, l’héroïsme d’une vérité parmi d’autres.

Mon attachement à Alessandro Baricco commence à dater, aussi ai-je toujours une certaine appréhension (mais le mot est bien trop fort) en attaquant un nouveau texte. Emmaüs lève le doute assez rapidement. Ils sont quatre garçons italiens, dix-huit ans. Ils viennent d’un milieu modeste, ont été élevés dans l’amour de Dieu et des sacrifices. Tous les dimanches ils sont bénévoles dans un hôpital, et jouent de la musique à la messe. Ils sont quatre garçons, leur univers n’est que codes, conventions, verrous et non-dits. Ils ne savent rien de la vie mais croient tout maîtriser, surplombent l’existence à coup de certitudes et de bonne conscience. Emmaüs raconte l’effritement de leur système, à cause d’une fille, mais pas seulement.

Nous avons dix-huit ans, dis-je, et nous sommes tout.

Avec Emmaüs, Alessandro Baricco aborde une nouvelle facette de sa personnalité et de son oeuvre. Nulle lumière ici, nul éblouissement, ou alors fugitifs, trompeurs. Le livre n’est que failles, fêlures, effritement. Le choeur des garçons, ce nous collectif, fiévreux, porté par la foi, peu à peu se désagrège. L’emphase, la grandeur qu’ils croient porter en eux, apparaît bien vite au lecteur factice. Le prologue a d’ailleurs donné le ton, c’est la tragédie qui attend nos héros.

L’écriture construit tout d’abord une espèce d’espace mythique, comme Baricco sait bien le faire. On est dans l’impression (dans le sens de la chose qui imprime) plus que dans l’explication. Rien n’est dit vraiment, explicitement, par ce nous collectif. Ces garçons interprètent leur vie à l’aune de leur foi et de leurs convictions. mais progressivement, et c’est là une nouveauté chez Baricco, l’écriture se fait plus claire, plus précise. Au fur et à mesure que le monde se révèle à eux, sans masque et sans fard, les choses sont dites, explicitées.

Je ne connais pas du tout l’histoire d’Alessandro Baricco, mais ce roman m’a paru beaucoup plus personnel que ses précédentes oeuvres. Il y a de la joie, mais aussi beaucoup de douleur là-dedans. Douleur d’avoir été élevé dans un système et une religion qui n’ont pas résisté à l’épreuve de la vie, d’avoir perdu l’exaltation, les certitudes que peut apporter la foi. On devine que depuis ses débuts d’écrivain, Alessandro Baricco est à la recherche dans son écriture de la plénitude exaltée qu’il a pu connaître enfant et adolescent. Avec Emmaüs, il finit par déposer les armes. Beau, triste, douloureux, la fin de l’innocence.

Ed. Gallimard
Trad. Lise Caillat

Chronique livre : La théorie de l’information

d’Aurélien Bellanger.

Quand on pose ce pavé qu’on a dévoré en deux jours, incapable de le lâcher, le sentiment qui domine, c’est l’admiration. Admiration pour la concentration de ce récit, qui malgré son ampleur, suit une route droite, tendue, opiniâtre, et utilise la thermodynamique et la physique quantique pour nous laisser enfin, la tête dans un essaim d’abeilles et le coeur brisé.

Aurélien Bellanger brosse le portrait de Pascal Ertanger, de son enfance à sa “dispersion”. Enfant fragile et renfermé, Pascal découvre l’informatique et le minitel, son avenir est tracé. Encore puceau il fait fortune dans le minitel rose à l’heure où ses camarades usent toujours leurs fonds de culotte sur les bancs des classes préparatoires. Mais bientôt c’est internet qui pointe son nez, et jamais avare d’un combat, Pascal se lance à la conquête de cet univers tout neuf. Et puis arrive le seuil où cela ne lui suffit plus.

L’histoire de Pascal (très librement inspirée par la biographie de Xavier Niel) donne l’occasion à Aurélien Bellanger de retracer l’histoire de la communication au XXème siècle. Ça pourrait être barbant, c’est juste fabuleux de poésie, d’ironie et de limpidité. On rentre dans le livre comme dans du beurre mou, on s’y enfonce et on s’y installe, avide de savoir ce qui au minitel succédera et comment, curieux de connaître la naissance de nos outils de communication quotidiens et addictifs, bref heureux qu’on nous raconte enfin ce qui peuple nos vies aujourd’hui comme une évidence, et qui tient finalement sur les aléatoires et vacillants précipices de la science, de la technique, de l’histoire et des hommes.

Mais tout ce grand barnum, ultra-documenté, rempli de chiffres et de science se déploie pour mieux nous raconter l’histoire du passionnant et pathétique Pascal. Parce que les avancées technologiques qui reposaient pendant longtemps dans les mains de l’Etat tout puissant et centralisateur, dérivent avec l’arrivée de l’internet, réseau explosé, sans noyau central, dans les mains d’innovants geeks, inventeurs de l’ère immatérielle, dont l’incapacité à appréhender le réel va faire passer l’Histoire, ni plus ni moins dans une nouvelle ère. On pense beaucoup au Social Network de David Fincher, où la déception amoureuse donnait naissance à Facebook. Dans la Théorie de l’information Aurélien Bellanger va encore plus loin, en faisant de son personnage et de ses semblables les fondateurs d’une vision de la post-humanité, quasiment religieuse, dans laquelle l’individu disparaît au profit des données, où l’humanité entière peut-être codée, modélisée, et continuer à vivre éternellement même après son extinction. Et c’est bien la peur, l’inadaptation fondamentale à la réalité du monde qui est à l’origine de ce délire, délire qui apparaît aujourd’hui total mais qui ne le restera sans doute pas. Alors comme tout le monde l’a dit, on pense forcément à Houellebecq, mais aussi beaucoup à Orson Scott Card et son Cycle Ender, roman de science-fiction sur fond d’insectes et de communication.

Si je n’avais pas entendu parler l’auteur de certains sujets qui me tiennent particulièrement à coeur et sur lesquels je sens poindre le désaccord profond, je n’aurais pas été loin de tomber amoureuse. Mais essayons de rester objectif (notion bien subjective) jusqu’au bout, La théorie de l’information est un livre ample et passionnant, magnifiquement écrit, qui m’a impressionnée de la première à la dernière phrase. Amen.

Ed. Gallimard

Chronique livre : La vie sexuelle des super-héros

de Marco Mancassola.

Sous ce titre en forme de gag, se cache un excellent livre de Marco Mancassola. Imaginez que les super-héros existent vraiment, et ont vraiment, pendant des décennies, sauvé le monde. Aujourd’hui, ils sont vieillissants, dignes ou ridicules, reconvertis ou à la retraite. Mais une menace pèse sur eux, et un à un, ils se font tuer par un mystérieux groupuscule terroriste.

Découpé en plusieurs chapitres, chacun racontant un passage de la vie de quelques super-héros, La vie sexuelle des super-héros est un roman aussi curieux que son titre. A la fois léger (très facile à lire, on nous raconte vraiment une histoire avec des personnages “fantastiques”, des super-héros aux pouvoirs divers et variés, qui font des trucs pas possibles), mais également très mélancolique et profond, le roman ne se laisse pas aisément cerner. Les super-héros servent clairement de métaphores à une civilisation en train de mourir, de disparaître corps et âme. Dans cette Amérique post 11 septembre, les héros sont fatigués, et finalement banalement humains. On n’est plus en sécurité aux Etats-Unis, et les disparitions progressives de ces symboles d’une civilisation conquérante, sûre d’elle, marquent la fin d’un cycle, la fin d’une suprématie.

La société dans laquelle se meuvent nos héros fatigués n’est plus une société du faire, mais du paraître. Pour exister, il ne faut plus agir, mais vivre sous l’oeil inquisiteur des caméras et dévoiler son intimité. Et ça les super-héros ne le veulent pas, ne le peuvent pas. Ils ont été habitués à utiliser leurs super-pouvoirs, mais pas à mettre au devant de la scène leur vie personnelle, et notamment sexuelle. Et si les gens se moquent aujourd’hui des exploits qu’ils ont pu accomplir, ils sont par contre fascinés par ce qui se passent dans leurs lits. Fin d’un monde, fin d’un mythe. Le livre est dans l’ensemble d’une grande mélancolie, et certains passages sont tout bonnement très émouvants. Une multitude de détails, de personnages sont incroyablement bien dessinés, et rendent vivant et “crédible” ce portrait de l’Amérique qui n’en a plus rien à faire de rêver avec les super-héros mais préfère fouiller leurs poubelles.

Très beau roman, et sacrée bonne surprise.

Chronique livre : Nord

de Frederick Busch.

Ah la vache, il n’y a bien que les ricains pour vous mettre la rate au court-bouillon et le cœur en marmelade de la sorte. Dès les premières pages, on sent que les aventures de Jack, l’ex-flic déclassé, caféïnomane, traînant sa carcasse et son chien d’un boulot à l’autre, d’une ville à l’autre, va nous toucher immensément. Et c’est le cas. Jack donc, qui dans son boulot de videur fait la connaissance d’une avocate New Yorkaise un peu désœuvrée. Elle lui confie la tâche de retrouver son neveu, disparu depuis des mois dans le Nord de l’Etat de New York. Le Nord de cet Etat, Jack le connaît bien, il a passé tout une partie de sa vie là-bas. La partie qu’aujourd’hui il ne cesse de fuir. Un moment de sa vie où il avait une femme et un enfant, qui aujourd’hui ne sont plus là.

L’histoire de Jack, c’est l’histoire d’une mise au point avec le passé, les fantômes, une histoire de rédemption aussi, de vengeance contre un destin pas très joli. Frederick Busch a un talent insensé pour rendre vivants ses personnages. Encore un qui a tout compris de la vie, et nous le fait comprendre subtilement, par petites touches. L’enquête de Jack soulève la poussière et les fantômes du passé. Il ressasse en permanence ses erreurs, ses secrets, complètement englué dans une toile qu’il n’a jamais réussi à fuir autrement que physiquement. L’enquête lui donne donc l’occasion d’affronter ses morts, et ses vivants. Mais c’est une enquête menée à deux à l’heure, l’enquête d’un homme pas pressé, qui n’a peur de rien (ou qui le croit du moins).

L’auteur colle aux pensées de son héros, capte la moindre de ses pensées, de ses souvenirs, qui peu à peu se déchirent pour nous faire entrevoir la réalité. Jack a quelque chose d’animal. Homme de peu de mots, de peu de culture, il a pourtant des intuitions, des intuitions de flic, d’homme qui a vécu, implacables. Jack, c’est aussi l’homme du contrôle, celui qui ne supporte pas de ne pas avoir su maîtriser les choses, et qui préfère fuir plutôt que de faire face à ses insuffisances. Ne possédant pas de téléphone, vivant comme masqué aux autres, il est le seul à pouvoir garder un contact avec ses amis, ne leur laissant ainsi pas la maîtrise des choses.

L’univers décrit par Frederick Bush a quelque chose de crépusculaire, de fin du monde, mais les éclats de tendresse, d’humanité, éclairent tout ça d’une lumière magnifique. Le final, plutôt positif  n’a pourtant rien du happy end. Jack fuit encore, laissant les promesses de sa présence à ses amis, mais restant pourtant toujours injoignable. L’homme de l’absence de mot, de la parole tue, réussira t’il vraiment à passer au delà de son passé, de ses fantômes, et à se rendre disponible au monde ? Rien n’est moins sûr. Nord est un roman noir magnifique, allez, faites vous du bien, il y en a besoin. C’est Noël, tous les fantômes sont là.