Chronique livre : Des idiots nos héros

de Moreau.

Chronique publiée initialement dans le numéro 28 de l’indispensable Revue Dissonances.

idiotsUne famille : deux frères, la mère et le père. De ces quatre-là, Moreau nous fait entendre la voix de trois. Un des garçons d’abord, « L’UN », qui parle à son frère, « l’autre », la mère ensuite et enfin le père.

« Je sais que je suis un idiot / Je sais ça / Je sais / J’ai toujours su ça que je serais ton idiot ».

On remonte l’histoire de cette famille à travers ces trois monologues et les ruines des êtres, on reconstitue notamment le puzzle de cette relation ambiguë entre les deux frères que L’Un nous livre dans un premier texte bouleversant. C’est une litanie, une catharsis, la parole longtemps ressassée de L’Un qui se tait et qui est si peu face au jugement, face à la brillance, face à l’éclat de l’Autre :

« Et tu parleras de Beckett / Je sais ça / Je sais ça qu’il te faut toujours parler de Beckett ».

Il y a dans ce texte une force étonnante née de la blessure, du silence et de l’ombre. La prise de parole est en elle-même un acte fort et l’écriture de Moreau possède une frontalité et une sincérité déchirées. Ses mots sont posés, des constats, implacables mais presque apaisés, nés d’une longue construction par le regard de l’autre, une construction dans la violence et la douleur silencieuse.

Les trois monologues révèlent ainsi les courants, les vibrations internes individuelles au sein de la cellule familiale et les lignes de forces et de failles qui en relient les membres, des liens qui forgent et détruisent, mais maintiennent en équilibre instable cette famille. Jusqu’à sa rupture :

« Je vous ai regardés. / J’ai compris que quelque chose était détruit ».

Ed. Théâtre ouvert

Chronique livre : Les nouvelles métropoles du désir

d’Eric Chauvier.

lesnouvellesmetropolesVous qui entrez dans ce livre, laissez toute espérance ! Grande amatrice des errances psycho-socio-géographico-lexicalo-péri-urbaines d’Eric Chauvier, me voilà toute bousculée par ce texte sans pour autant pouvoir mettre immédiatement le doigt sur ce qui m’effraie à ce point là-dedans. Oui, ce qui m’effraie et d’ailleurs, il est beaucoup question de peur dans Les nouvelles métropoles du désir. Où plutôt de terreur. Une terreur à la spatialisation calculée, mais ça, on ne le comprendra qu’à la fin, n’allons pas trop vite.

Voilà que je me perds une fois encore dans la contemplation de leur beauté – sublimation de la vérité urbaine.

Comme d’habitude chez Eric Chauvier, au commencement il y a le fait vécu, l’expérience. Ici, en centre-ville, un hipster se fait tabasser sans raison apparente par trois banlieusardes en furie. Eric Chauvier le suit dans un bar auquel j’aurais bien du mal à donner un qualificatif (on y passe des films sans le son, du tennis sans les bruits de balle, de la musique remixée plein pot et on y croise des gens super-lookés, ça vous dit quelque chose ? moi non, mais je suis un peu plouc et je n’aime pas la musique à fond). Dans ce bar, notre contemplatif contemple et dissèque, ou tente de disséquer, les comportements opaques d’ilôts d’humains branchouilles, tout en essayant vainement de commander une bière (ça c’est la running joke du livre). Viennent se greffer à sa contemplation pour le moins morne, des bribes de souvenirs, un apéro chez un ami d’enfance raciste, des ados qui manipulent des armes dans le bois d’un lotissement et bien sûr les trois furies.

Partout, domine l’impression que cette zone existe par défaut, telle l’antichambre d’une vie sociale qui serait ailleurs.

Parce que c’est ça en fait qui intéresse Eric Chauvier, essayer de comprendre ce qui a poussé ces trois filles à tabasser le gars qui ne faisait que passer. Il entame alors une réflexion « à la Chauvier », brouillant les frontières de l’histoire, de la géographie, de la sociologie et de la psychologie. Banlieue et péri-urbain (les abords, les périphéries) vs les centre-villes dans lesquels tout est calculé (y compris le look et les comportements de ses habitants) pour en faire ces « nouvelles métropoles du désir » dans lesquelles même les périphériques doivent ressentir une illusion d’appartenance construite et finalement factice. Bon, alors ici, on n’est clairement pas dans une grande révolution de la pensée, riches vs pauvres, la lutte des classes, le désir de posséder ce que la classe sociale « supérieure » possède, tout ça tout ça, on a déjà lu ça à toutes les échelles possibles, du local au mondial, de l’ancien à l’actuel. C’est bien fait, mais pas très nouveau.

C’est tout le problème : tout comme mon ami d’enfance, les trois furies détestent de façon viscérale ce qu’elles désirent. Seul le passage à l’acte les distingue.

Ce qui est bien plus intéressant par contre, c’est la façon dont Eric Chauvier met en lumière un processus de renversement de la terreur. Au passage à l’acte des trois furies (on peut y voir métaphoriquement tant de choses dans ce passage à l’acte terrorisant), il oppose la violence engendrée par la sophistication des hyper centres urbains et de leur faune (occidentale?). Par cette sophistication pleine, matérielle (les commerces, les marques, le look) ou immatérielle (la beauté), consciente ou inconsciente, la ville (contenant et contenu), qui accueille physiquement et s’abreuve de tout le sang qu’on lui injecte, renvoie à leur vide les « occupants des limbes », provoque le désir, suscite la détestation. Les plus chafouins me rétorqueront que tout ça n’est pas très nouveau non plus, pas très abouti et qu’il serait temps d’aller plus loin. Oui, certes, mais c’est quand même plutôt bien fichu.

Par leur comportement blasé, (les résidents épanouis des métropoles) appliquent les préceptes contenus dans l’étymologie du mot « territoire » : « droit de terrifier ». Les êtres sexy qu’ils pensent être ici deviennent parfois monstrueux là-bas, dans l’outre-ville d’où émanent d’indistinctes menaces.

En fait, je pense que ce qui me bouscule là-dedans, c’est que ce qu’Eric Chauvier raconte m’est viscéralement étranger. Je vois ce qu’il veut dire, je fais les mêmes constats, je pense qu’il a probablement raison sur beaucoup de choses. Mais moi je ne fonctionne pas comme ça et je me sens démunie face à la vision du monde (des mondes) qu’il décrit, je ne les appréhende pas, je les vois, mais je ne les vis pas. Tout ça manque cruellement d’amour et de lumière. Les nouvelles métropoles du désir est glaçant, un cercle vicieux, car que reste-t’il à sauver ? Où est passée l’humanité ? N’y a t’il pas le moindre espoir d’esquisser une solution ? A quoi sert un livre s’il ne sert pas à fracturer nos propres impasses ? Si la réflexion qu’il engendre nous fait nous cogner aux parois du bocal ? Comment survivre à cet étouffement ? Là tout de suite, je ne vois pas. Sans doute une petite chanson douce ?

Ed. Allia

PS : je parcours après avoir écrit ce texte quelques critiques sur ce livre parues dans des revues des vraies, surgit alors le mot « Réjouissant ». De l’hétérogénéité des perceptions.

Chronique théâtre : Krach

de Philippe Malone.

Chronique publiée initialement dans le numéro 26 de l’indispensable Revue Dissonances.

krachIl a fallu attendre quatre années pour entendre à nouveau l’écriture de Philippe Malone. Après la déflagration Septembres, Krach vient confirmer son immense talent. Un homme tombe d’une tour, réelle, métaphorique. Sa chute est disséquée – effets, causes, lutte perdue d’avance, solitude face au grand tout.

Publié chez Quartett, éditeur spécialisé dans le théâtre, Krach, texte des frontières, est pourtant inclassable. Ça commence comme un poème, une phrase

« que tu craches ou heurtes le mur ne cédera pas »

qui gonfle, se nourrit, se débat dans l’impuissance de la chute. Puis, en trois tables – des heures, des semaines

« 52 dont 46 produites & 6 chômées réparties comme suit : 4 été soleil huile bronzante maillot épilé Ricard mélanome »

et des années – Philippe Malone résume le quotidien et l’existence de l’homme lambda. C’est drôle et terrible, d’une lucidité ravageuse. La chute reprend et le texte se fait plus dense, moins oral, les étages défilent en ordre et en statut social décroissants. Et le sol de se rapprocher.

Dans Krach, l’écriture de Philippe Malone est identifiable dès la première phrase. Et pourtant, à chaque nouveau texte l’auteur réussit à réinventer son écriture. Après l’écriture du souffle dans Septembres, l’auteur s’essaie ici à l’écriture de la chute. Moins homogène, plus polymorphe, toujours surprenante, la voix de Krach enfle, s’arrête, digresse, explique et terrasse. L’auteur ose prospecter des territoires sans doute plus personnels, le texte s’en nourrit, diffuse l’angoisse sourde de l’étouffement. Et ébranle son lecteur.

Ed. Quartett

Chronique livre : Grosses joies

de Jean Cagnard.

Chronique publiée initialement dans le numéro 27 de l’indispensable Revue Dissonances.

grosses-joiesUn chien traverse la page, il n’a rien à faire là, mais il est là quand même. Le lecteur s’en étonne et le narrateur lui-même

« C’est assez étrange la présence d’un chien sur un parking d’aéroport mais il y a des jours où les parois du monde se montrent particulièrement perméables ».

Donc le chien est là et ce n’est pas la seule singularité de ces Grosses joies au titre non usurpé.

Jean Cagnard signe, après son merveilleux roman L’Escalier de Jack, un recueil de nouvelles étonnantes. Les situations y sont somme toute banales : un voyage, un enterrement, une visite à la famille, une partie de pêche. L’auteur réussit à métamorphoser toutes ces historiettes. Le commun n’a ici pas sa place, il se trouve décalé, transfiguré, rêvé

« car il y a toujours quelque chose de surnaturel à se trouver au bord de l’eau où les petites joies deviennent mystérieusement de grosses joies »

Chaque texte déploie son univers unique de fausse simplicité, de vraie fantaisie, d’absurde drôle et léger mais surtout d’infinie mélancolie. Car il ne faut pas s’y tromper, derrière ce quotidien réinventé pointe à tout moment la violence, la mort, la solitude. Cet homme est rejeté par sa famille, cette femme par son mari, celui-ci perd son travail. A l’improviste, la phrase bifurque, détourne l’attention du lecteur, élude la tristesse pour mieux la révéler. En toute discrétion et avec une classe absolue.

Alors, le sourire aux lèvres et le cœur fissuré, on regarde à nouveau passer le chien. Cette fois-ci la bête est peinte en bleu et Jean Cagnard de nous murmurer

« Rien n’indique qu’elle en attend plus que ça de l’avenir ou même de l’humanité ».

Ed. Gaïa

Chronique livre : L’opticien de Lampedusa

d’Emma-Jane Kirby.

L’opticien plante ses ongles dans la peau noire et visqueuse pour hisser le garçon à bord. De sa vie, il n’a jamais serré aussi fort la main de quelqu’un.

lopticiendelampedusaImpeccable, irréprochable, c’est ce qu’on se dit en posant avec émotion ce livre. C’est une histoire vraie, des paroles collectées par Emma-Jane Kirby, journaliste à la BBC. Mais ce témoignage, elle en a fait un livre, un roman. Le procédé pourrait être discutable, le résultat ne l’est pas. L’opticien de Lampedusa frappe juste.

Cet opticien donc, petit commerçant de son état, en fin de carrière, qui aime l’ordre et la précision, se trouve, avec sa femme et des amis, au coeur d’un drame absolu, le naufrage d’un bateau de migrants essayant de rejoindre les côtes de Lampedusa. Ils sont en mer, au petit matin, entendent des cris, imaginent des mouettes, découvrent des centaines d’hommes et de femmes, surtout des hommes, luttant contre la noyade. Ils en sauvent quarante-sept, sont contraints de s’arrêter là.

Ce qui intéresse Emma-Jane Kirby, au-delà du drame en lui-même évidemment, c’est la gestion intime de ces faits par ceux qui les ont vécus, les chambardements intérieurs qu’ils ont provoqués sur l’opticien et ses proches. Parce qu’il aura fallu à l’opticien d’être sur ce bateau pour comprendre et pour voir. Voir les migrants au-delà de silhouettes au bord de la route, au-delà de la baisse du tourisme qu’ils engendrent, voir et comprendre leur détresse, leur courage.

Il n’y a pas grande analyse politique apparente dans ce texte, au style sobre et lumineux, mais une volonté humaniste de donner à ressentir et à voir. Sans débordement, sans leçon, de manière factuelle et épidermique, l’auteur choisit la voie du vécu et du sensible, en évitant tout mélodrame. L’équilibre n’était pas évident à trouver et c’est par son écriture précise qu’Emma-Jane Kirby réussit à l’atteindre. L’opticien de Lampedusa constitue une véritable oeuvre littéraire, juste et touchante qui nous dit, avec subtilité, ouvrons les yeux.

Ed. Équateurs
Trad. Mathias Mézard