Chronique livre : Un ange noir

de François Beaune

Après Un homme louche, François Beaune nous présente Alexandre Petit, 37 ans au moment des faits, et sondeur pour la Sofres. Les faits en question, c’est la mort d’Elsa, une étudiante de 19 ans qui travaillait pour arrondir ses fins de mois également pour la Sofres. Elsa est retrouvée morte dans la baignoire de son studio lyonnais, au milieu de canards en plastique jaune. Alexandre Petit est tout d’abord suspecté, il a raccompagné la jeune fille après une soirée arrosée entre collègues. Depuis, Elsa est morte et Alexandre Petit a disparu. C’est son journal de cavale que François Beaune nous donne à lire, entrecoupé d’articles de la presse locale concernant l’affaire, et de lettres de sa mère, suppliant son rejeton de rentrer à la maison.

On connaissait déjà le goût de François Beaune pour les gens en marge, qui sauvent les apparences jusqu’au jour où tout craque. Il continue dans cette veine avec Un ange noir, beaucoup plus sombre, plus radical encore qu’Un homme louche. L’auteur nous plonge dans la tête de quelqu’un qui, comme il l’avoue lui-même n’est pas sympathique. Pire, Alexandre Petit est tout à fait révulsant. Certes pas tellement au début, mais plus le livre avance plus l’homme se dévoile (à lui-même et au lecteur), et plus on est effrayé par ce qu’on lit. Certes Alexandre Petit fait un peu pitié. Orphelin de père assez jeune, élevé par une mère visiblement castratrice, incapable de supporter l’échec, que ce soit à l’agrégation ou à Questions pour un champion, le personnage a parfois des mots juste sur la pression familial ou le monde qui l’entoure. Mais plus ça va, moins ça va, et Alexandre Petit qui, en fuite, ne prend plus ses médicaments, dérive totalement dans un délire paranoïaque, aigri et affreusement raciste. On a parfois l’impression d’être plongé dans le Essential Killing de Jerzy Skolimowski, à suivre un personnage auquel on aimerait s’identifier mais auquel on ne peut pas s’identifier tant ses actes sont ignobles, attraction et rejet se mêlent tout à la fois.

Cependant, le lecteur n’est absolument pas certain des actes d’Alexandre. Il dit tout et son contraire dans son journal, et part même à la recherche de celui qu’il pense coupable du meurtre d’Elsa, Franz un jeune SDF. C’est tout l’enjeu de ce livre. Alexandre Petit est-il vraiment coupable ? La pitié et l’aversion qu’il nous inspire ne faussent t’elles pas notre jugement ? Un ange noir peut se lire comme un polar dans lequel nous avons d’une part les éléments “officiels” douteux (les articles du Progrés), et d’autre part la version douteuse d’un des protagonistes. Autant Un homme louche conservait un côté humoristique, d’un humour décalé et assez désespéré, autant Un ange noir lorgne vers l’obscurité. Et c’est courageux de la part de François Beaune de ne pas faire de concession à la noirceur, de ne pas chercher la sympathie, de nous glisser dans la tête de ce type ignoble sans concession. Mais c’est aussi risqué, et le lecteur peut se sentir prisonnier de ce parti-pris. Heureusement, l’écriture de François Beaune n’a rien perdu de sa force, et épouse les contours fluctuants de la folie de son héros avec une déroutante et troublante aisance.

Sans doute moins directement “aimable” qu’Un homme louche mais mystérieux, angoissant, captivant et un poil étouffant, Un ange noir confirme le talent de son auteur pour créer des personnages hors-normes, inquiétants et pour immerger le lecteur dans leur folie. Brrrrr, très fort.

Chronique livre : Un homme louche

de François Beaune.

Unique, c’est le mot qui vient à l’esprit quand on lit Un homme louche. Un univers unique, un style unique. Dès son premier roman François Beaune impose sa griffe, mine de rien, derrière une apparente légèreté d’écriture et de ton.

Jean-Daniel Dugommier est un adolescent mutique et solitaire. Sa seule réelle compagnie, c’est ce cahier dans lequel il écrit son journal. Regard noir sur le monde, parfois complètement à côté de la plaque, et souvent inquiétant, c’est avec sérieux que Jean-Daniel raconte sa vision des choses, ses projets. On navigue dans un univers où éclairs de lucidité sur le fonctionnement du monde, et délires complets se côtoient. Car jean-Daniel ne va tout de même pas très bien, et son comportement finit d’ailleurs par le faire interner, puis intégrer un collège spécialisé. Près de vingt ans plus tard, on retrouve notre personnage. En apparence, un homme assez banal, un travail, un appartement, des amis de bistrot. On comprend peu à peu les événements qui se sont produits entre ces deux périodes de sa vie. Et on comprend aussi que Jean-Daniel, au moment où il recommence à raconter sa vie ne va à nouveau pas très bien dans sa tête.

Pourtant, ce qui capte l’attention quand on commence le livre, c’est sa drôlerie. Jean-Daniel est globalement bien à côté de la plaque, et les réflexions qu’il se fait sur la vie, l’amour, en cette période adolescente où tout remue à l’intérieur, sont vraiment très rigolotes. Ca part dans tous les sens, la galerie de personnages qu’il dresse est assez inénarrable. Le “réel” est complètement déformé, transformé, amplifié. A force de se focaliser sur les détails, les constituants d’un grand tout, d’expérimenter à tout va, Jean-Daniel se crée un monde totalement autre, dans lequel la logique commune n’a pas vraiment sa place. Il a pourtant l’âme d’un scientifique, et ses observations des gens qui l’entourent, sont faites de manière très sérieuse. Et si ses réflexions décalées sont drôles, le sourire pourtant se mue en crainte assez rapidement. Car cet adolescent, tout entier bouffé par sa psychose et sa paranoïa, bien que parfois d’une lucidité terrifiante, est une vraie bombe à retardement (au moins pour lui-même). Sa détestation de soi va très loin, et pour éviter de rester trop longtemps en sa propre compagnie, il passe son temps à observer les autres.

Adulte, en apparence “calmé”, il recommence pourtant à se placer en dehors du monde, il ne parvient toujours pas à se positionner dans l’espace. Il théorise (la “sous-réalité”, ou « l’idéale réalité St Nectaire« ), échafaude des plans de “fuite” : Moi qui ne fais qu’observer, qui ne veux rien avoir à faire avec le monde, je me paye ce fantasme d’un jour avoir la force de le renverser. Dans la deuxième partie du roman, c’est la tristesse qui prend le pas sur le rire. Bien sûr, l’humour noir est toujours présent, mais ce qui apparaît de cet homme, en filigrane, sa vision de la vie, sa solitude, sont bouleversants. Comment se reconstruire une vie après ce qu’il a vécu ? Et surtout pourquoi faire ? Impossible de ne pas être remué par ce personnage qui nous dit que sa première émotion réelle, durable, a été la honte. Homme tout en vrac à l’intérieur dès la naissance, Jean-Daniel tente malgré tout de rationaliser son univers. Cette quête de repères, quasi clinique, est juste très émouvante. Comment essayer de recoller les morceaux du monde, pour recoller les morceaux de soi, et tenter d’exister, au moins un tout petit peu. Finalement, on est tous un peu des Jean-Daniel Dugommier quelque part non ?

Roman, pudique, presque modeste, Un homme louche impose François Beaune comme un auteur à part, et très prometteur de la littérature française. Chapeau bas.

Pour la route quelques citations :

“L’homme est né libre, et partout il est dans les fers” (ou dans le cuir pour un fétichiste)

Ce reflet de vernis de blanc d’oeuf intense. Qu’est-ce qu’un poussin en comparaison, la jeunesse imparfaite ?