Chronique livre : Ritournelle de la faim

de J. M. G. Le Clézio.

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Quelle richesse dans ce court roman de Le Clézio ! Première fois que je me frotte à l’univers du Nobel 2008, et beaucoup d’étonnement à la lecture de cette écriture loin de clichés agrippés à mes neurones. On n’est pas ici dans un univers à la Modiano, dentelle pastel, brumeuse et ouatée, mais dans un monde dont l’élégance ne masque pas l’âpreté, la laideur, la petitesse, un monde plein d’insuffisances, de rancoeurs, de vie en somme. Plaçant son roman dans un contexte autobiographique grâce au court chapitre introductif, le roman ne l’est pourtant pas à proprement parlé, mais le trouble subsiste tout le long de ses pages, et place le lecteur dans une position d’attente inquiète, de sensibilité extrême aux moindres tourments de son héroïne.

Ethel est une enfant au début du roman, elle a dix ans et sa vie est illuminée par l’attention que lui porte son grand oncle, M. Soliman, et par la curiosité qu’il sait éveiller en elle. Il lui fait découvrir le monde (jolie et troublante visite à l’exposition universelle), ou du moins un monde différent de celui de ses parents et fait d’elle sa protégée et héritière. Puis Ethel rencontre Xénia, jeune aristocrate russe ruinée. Cette fille à la vie dure, belle et mystérieuse, fascine Ethel. Ethel a une vie matérielle confortable, et Xénia suscite en elle des flots de passion adolescente. Et puis un flirt de vacances, et puis la montée du nazisme, et puis les conversations nauséabondes dans le salon familiale, et puis la ruine, et puis la guerre, et puis la fuite et puis la faim.

En seulement 200 pages, J. M. G. Le Clézio grâce à une puissance d’évocation incroyable, balaie dix ans dans la vie de cette jeune fille/femme (librement inspirée de sa mère), dix années d’instabilité, de ruptures, durant lesquelles histoire familiale et grande Histoire sont intimement mêlées. Le Clézio refuse de céder à un quelconque héroïsme dans son écriture (bien qu’il qualifie Ethel d’héroïne à la toute fin du livre), mais c’est bien d’une lutte pour la survie dont il s’agit ici, une survie prosaïque, banale, mais qui ne peut être assurée que grâce à « la faim » de son personnage, une faim chronique, lancinante, ininterrompue. Et il ne s’agit pas seulement de nourriture bien entendu, mais Ethel est quelqu’un qui absorbe ce qui l’entoure et qui plonge dedans dans son entier : les histoires de son grand oncle, les mystères de Xénia, les conversations de salon, les plans de l’architecte, la musique, sa frénésie de sexe, et finalement, sa frénésie de vie, inconsciente, naturelle, presque animale. On comprend alors ce très beau titre Ritournelle de la faim, la faim comme un leitmotiv, une rengaine qui assure la survie. Le roman est d’ailleurs baigné de musique (Ethel joue du piano, de nombreux compositeurs sont invoqués, et le final rend hommage au Boléro de Ravel). Il y a par ailleurs quelque chose de très photographique et cinématographique dans l’écriture de Le Clézio, tant les scènes se dessinent dans l’esprit, les images subsistent (un maillot de bain tâché de sperme, un jardin sauvage au coeur de Paris, un salon parisien, une escapade à vélo).

Parfois d’un grand classicisme, parfois complètement heurté, haletant, phrases courtes et sèches, il y a quelque de très libre dans le style de l’écrivain, et de très physique, de très global, une hauteur de vue insensée, sans concession, pour une histoire finalement très personnelle, presque intime. C’est beau et touchant, ça remue la tripe et le coeur juste comme il faut.