Chronique livre : Eloge des voyages insensés

de Vassili Golovanov.

“Puis un beau jour, lui – l’esclave de son travail – achève son livre.
C’est le moment le plus effrayant : en un éclair il comprend qu’il est mort. Il avait un livre : c’était une aventure, un jeu, une création, une souffrance, un exil, et soudain, il n’a plus rien.”

Je ne remercierai jamais assez le quidam m’ayant soufflé le titre de ce livre absolument magnifique de Vassili Golovanov. Eloge des voyages insensés fait partie des livres qui peuvent changer une vie, si, je vous assure, de ces livres qui font bouger des trucs à l’intérieur, des bases, fondements ou certitudes, qu’on croyait pourtant bien accrochés.

Vassili Golovanov est russe, journaliste. Il est marié, il a un enfant et un rêve, un rêve de Grand Nord, un rêve d’île. Cette île, ce sera Kolgouev, bout de toundra circulaire, misérable, dans la mer de Barents. Il y retournera trois fois. Eloge des voyages insensés raconte essentiellement son deuxième voyage dans l’île. Mais ce fil conducteur n’est qu’un prétexte. Vassili Golovanov ne s’interdit rien dans sa narration. Son esprit et son écriture vagabondent, explorent, les lieux et les êtres. Il entremêle ainsi les voyages, ceux dans l’île, bien sûr, mais également les autres. Voyages géographiques ou voyages intérieurs, le récit bifurque ainsi en permanence, prenant l’aspect d’une longue errance, qui peu à peu prend forme, se dessine, et finit par trouve son cap, sa cohérence, dans la multiplicité même des pistes suivies.

Eloge des voyages insensés est un livre qui se lit avec lenteur, une lenteur qu’il faut accepter, qui fait partie du processus. Cet éloge invite à la méditation. L’esprit du lecteur est happé par le discours, mais le pouvoir d’évocation de ces pages entraîne plus loin, et les pensées s’échappent, s’émancipent, commencent à créer leur propre histoire, portées par l’écriture de Vassili Golovanov, mais s’en éloignant sans cesse avant d’y revenir toujours. Les strates du récit se mêlent aux strates de la méditation du lecteur, et c’est très beau, cet effet psychique qu’est capable de créer l’écriture, et qui en fait, ou devrait être, le fondement de toute écriture. Loin d’être achèvement, l’écriture se fait alors support, déclencheur, invitation. Le livre et son achèvement deviennent alors la première pierre d’une nouvelle vie, pour son auteur, mais aussi pour le lecteur.

Je ne m’étends pas, mais le livre brasse sans esbroufe mais avec une grande profondeur, une multitude de questions existentielles sur la quête de soi, de l’accomplissement, de l’amour. Vassili Golovanov sait, après quelques pages errantes, ramener le lecteur à l’essentiel par le miracle d’une phrase définitive qui vous cloue au mur. Le fin accélère le mouvement, elle est ravageusement russe, pleine de passions, de contrariétés mortelles, et de joies absolues. Ce livre est un miracle, un peu sauvage, un peu brut, une exploration de tous les espaces possibles, à lire, relire.

Ed. Verdier Collection Slovo
Trad. Hélène Châtelain

Chronique livre : Zone

de Mathias Enard.

Difficile de ressortir de ce roman indemne. Voilà plus d’un mois que je traîne entre ses pages, mon esprit assommé de noirceur à chaque chapitre lu. Je crois qu’on peut le dire, Zone n’est pas un roman facile à lire, n’est pas un roman confortable.

Difficile en effet de rentrer dans cette écriture serrée, rythmée, sans respiration aucune : pas de point, pas de paragraphe pour ponctuer la lecture, juste des pavés de mots, compacts, chargés. On apprend à respirer sous l’eau ou on se noie.

Le temps d’un long voyage en train, c’est une plongée en apnée dans la tête du narrateur qui attend le lecteur, et ce qui se passe dans sa tête n’est pas des plus joyeux. Adolescent aux penchants politiques douteux, puis soldat dans l’armée croate, pour finir dans les services secrets français, Francis trimballe un bagage très lourd, qu’il nous livre sous toutes ses coutures. Et c’est à la fois passionnant, étouffant, effrayant.

Enard dresse une carte circonstanciée de l’Europe et du Moyen-Orient des massacres, génocides, traîtrises, meurtres, tortures, depuis l’antiquité grecque jusqu’à nos jours. Et il y en a, oh combien ! Ce défilé, à plat, de siècles de malheurs fait froid dans le dos et essore le coeur. On ressort de là complètement lessivé en se demandant jusqu’où les hommes repousseront les limites de l’horreur. Ce n’est pas tant les faits racontés en eux-mêmes qui bouleversent (on sait que ces choses ont existé), mais c’est leur juxtaposition, le rassemblement de siècles et de siècles d’abominations et l’exponentialité de leurs horreurs qui terrassent. Le narrateur, las de servir de réceptacle à tant de malheurs veut se débarrasser de ses secrets en les monnayant, et recommencer une nouvelle vie sous une nouvelle identité. Mais il n’est pas facile de se délivrer de ce qu’on trimballe toujours avec soi.

Entreprise pharaonique, rigoureuse dans sa forme, énergique, Zone m’a fait penser, dans un style bien sûr très différent, au magistral Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal. Il y a quelque chose là-dedans qui ressemble à un jaillissement, et qui pourtant pourrait être l’oeuvre-somme de toute une longue et riche vie. Il est assez incroyable que de tels ouvrages naissent sous la plume d’écrivains encore si jeunes. Beaucoup de respect et d’admiration pour ce livre, ardu, exigeant, rugueux. Une grosse claque.

Chronique livre : Ce livre va vous sauver la vie

de A. M. Homes.

Voilà bien longtemps que je n’avais autant ri à la lecture d’un roman. Ce livre va vous sauver la vie s’avale en se bidonnant comme un délicieux congolais fait maison le soir de Noël (je me comprends).

Voilà donc Richard Novak, un riche gestionnaire de capital (son propre capital), à la vie sédentaire réglée comme du papier à musique. Se lever tôt, s’entraîner sur son tapis de course pendant des heures, tout en surveillant ses fluctuations bancaires, manger les repas sains soigneusement composés par sa diététicienne, son train train habituel le rassure et lui permet de vivre sans trop se poser de questions. Et puis un jour, il est atteint par une étrange et immense douleur, c’est là que tout déraille. Les médecins ne lui trouvent rien, mais il prend cette douleur comme un avertissement. Ajoutée à ça, une dépression circulaire apparaît dans son jardin et ne cesse de s’approfondir jour après jour. En partie parce qu’il le décide, en partie parce qu’il le subit, Richard Novak va devoir ouvrir sa vie aux autres, et apprendre à gérer l’imprévu (ou plutôt les imprévus et quels imprévus !).

Surfant sur la vague de la remise en question existentielle de l’homme entre 40 et 50 ans (bon dieu, mais qu’ai je fait de ma vie? j’ai tout raté, machin, machin), sur les stéréotypes californiens (centres de remise en forme, débauches d’argent, célébrités dans tous les coins, rêve américain, homosexualité…), Homes nous livre un roman désopilant, flirtant souvent dangereusement avec la caricature, mais sans jamais y tomber et qui fait du bien autant qu’il grince. Doué pour faire naître des situations cocasses, des personnages insolites, mais toujours bien dessinés et émouvants, il a surtout un sens du rythme et du dialogue assez remarquables. Ca fuse dans tous les coins, avec une maîtrise parfaite, rebondit avec aisance pour toujours retomber sur ses pieds. On est assez impressionné par cette manière magistrale de réussir à maintenir l’attention du spectateur (du lecteur, je veux dire, lapsus révélateur), de ne jamais rien relâcher, que ce soit dans les passages rapides et épiques ou ceux plus contemplatifs.

A la fois débridé et émouvant, flirtant sans vergogne avec le cliché pour mieux rebondir dessus, Ce livre va vous sauver la vie, à défaut de vraiment sauver la vie, la rend beaucoup plus gaie et joyeuses le temps de sa lecture, et c’est toujours ça de pris. Un sacré bon moment. Vous reprendrez bien un donut ?

Chronique livre : Ritournelle de la faim

de J. M. G. Le Clézio.

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En manque d’amour aussi ? Clique.

Quelle richesse dans ce court roman de Le Clézio ! Première fois que je me frotte à l’univers du Nobel 2008, et beaucoup d’étonnement à la lecture de cette écriture loin de clichés agrippés à mes neurones. On n’est pas ici dans un univers à la Modiano, dentelle pastel, brumeuse et ouatée, mais dans un monde dont l’élégance ne masque pas l’âpreté, la laideur, la petitesse, un monde plein d’insuffisances, de rancoeurs, de vie en somme. Plaçant son roman dans un contexte autobiographique grâce au court chapitre introductif, le roman ne l’est pourtant pas à proprement parlé, mais le trouble subsiste tout le long de ses pages, et place le lecteur dans une position d’attente inquiète, de sensibilité extrême aux moindres tourments de son héroïne.

Ethel est une enfant au début du roman, elle a dix ans et sa vie est illuminée par l’attention que lui porte son grand oncle, M. Soliman, et par la curiosité qu’il sait éveiller en elle. Il lui fait découvrir le monde (jolie et troublante visite à l’exposition universelle), ou du moins un monde différent de celui de ses parents et fait d’elle sa protégée et héritière. Puis Ethel rencontre Xénia, jeune aristocrate russe ruinée. Cette fille à la vie dure, belle et mystérieuse, fascine Ethel. Ethel a une vie matérielle confortable, et Xénia suscite en elle des flots de passion adolescente. Et puis un flirt de vacances, et puis la montée du nazisme, et puis les conversations nauséabondes dans le salon familiale, et puis la ruine, et puis la guerre, et puis la fuite et puis la faim.

En seulement 200 pages, J. M. G. Le Clézio grâce à une puissance d’évocation incroyable, balaie dix ans dans la vie de cette jeune fille/femme (librement inspirée de sa mère), dix années d’instabilité, de ruptures, durant lesquelles histoire familiale et grande Histoire sont intimement mêlées. Le Clézio refuse de céder à un quelconque héroïsme dans son écriture (bien qu’il qualifie Ethel d’héroïne à la toute fin du livre), mais c’est bien d’une lutte pour la survie dont il s’agit ici, une survie prosaïque, banale, mais qui ne peut être assurée que grâce à « la faim » de son personnage, une faim chronique, lancinante, ininterrompue. Et il ne s’agit pas seulement de nourriture bien entendu, mais Ethel est quelqu’un qui absorbe ce qui l’entoure et qui plonge dedans dans son entier : les histoires de son grand oncle, les mystères de Xénia, les conversations de salon, les plans de l’architecte, la musique, sa frénésie de sexe, et finalement, sa frénésie de vie, inconsciente, naturelle, presque animale. On comprend alors ce très beau titre Ritournelle de la faim, la faim comme un leitmotiv, une rengaine qui assure la survie. Le roman est d’ailleurs baigné de musique (Ethel joue du piano, de nombreux compositeurs sont invoqués, et le final rend hommage au Boléro de Ravel). Il y a par ailleurs quelque chose de très photographique et cinématographique dans l’écriture de Le Clézio, tant les scènes se dessinent dans l’esprit, les images subsistent (un maillot de bain tâché de sperme, un jardin sauvage au coeur de Paris, un salon parisien, une escapade à vélo).

Parfois d’un grand classicisme, parfois complètement heurté, haletant, phrases courtes et sèches, il y a quelque de très libre dans le style de l’écrivain, et de très physique, de très global, une hauteur de vue insensée, sans concession, pour une histoire finalement très personnelle, presque intime. C’est beau et touchant, ça remue la tripe et le coeur juste comme il faut.

Chronique livre : L’avenir de l’eau (Petit précis de mondialisation II)

d’Erik Orsenna.

Si tu n’as pas peur de faire le grand saut : clique.

Avec L’avenir de l’eau, Orsenna échoue clairement à renouer avec la réussite de Voyage aux pays du coton, son premier petit précis de mondialisation. L’intelligence d’Orsenna et sa compréhension du sujet n’est pas en cause. Il a bossé à fond, c’est évident et connaît très bien les problématiques liées à l’eau. Le livre d’ailleurs, pour les gens complètement étrangers au sujet, devrait d’ailleurs se révéler fort instructif. Mais pour quelqu’un qui connaît un tout petit peu les enjeux liés à l’eau, le livre se révèle pour le moins brouillon, confus, mélangeant un peu tout, sans réelle méthode. Pourquoi ?

Orsenna a abordé l’eau de la même manière qu’il avait approché le coton. Comme une marchandise comme les autres. Par un voyage sautillant de pays en pays. Or l’eau, se refuse, c’est évident, à cette méthode d’exploration. Comme le dit justement la Directive Cadre Européenne dans le domaine de l’eau : « L’eau n’est pas un bien marchand comme les autres mais un patrimoine qu’il faut protéger, défendre et traiter comme tel. » Et cette même directive, même si elle met en place un cadre européen de la gestion de l’eau, reconnaît également le principe que la gestion de l’eau doit se faire à une échelle appropriée à sa nature : le bassin hydrographique. Voilà tout le paradoxe de l’eau : nécessaire à tous, confrontée peu ou prou aux même problématiques partout dans le monde (qualité, quantité), sa gestion ne doit pas s’imaginer à une échelle mondiale, mais à une échelle locale, adaptée à sa nature, adaptée à son comportement dans le bassin versant, comportement fondamentalement influencé par l’action et les besoins humains. C’est même à l’échelle locale qu’il faudra (faut) gérer l’impact des changements climatiques mondiaux sur le cycle de l’eau. Et même si Orsenna prend bien conscience de ces aspects de l’eau, il continue de déployer sa méthode d’exploration qui paraît par conséquent bien à côté de la plaque. Le sous titre est donc trompeur, puisqu’il peine clairement à faire de son livre un « précis de mondialisation » puisque son sujet esquive le plus souvent ce phénomène. Il le reconnaît d’ailleurs lui-même bien volontiers dans ses 7 convictions finales : trop lourde, trop fragile, il ne pourra pas exister de marché mondial de l’eau, et toute réponse aux besoins d’eau sera forcément locale. C’est dommage, mieux organisé, plus centré, vu sous un angle différent, il y avait pourtant de quoi traiter le sujet « mondialisation », il l’effleure d’ailleurs à la fin du livre en parlant des sushis : l’engouement nippon croissant de ces petits bouts de poissons provoquent la paupérisation piscicole des mers, et par conséquent un accroissement de l’élevage dans des pays éloignés où l’eau est déjà bien trop rare (la Mauritanie).

Mais voilà, là où l’exemple du coton, puisqu’il existe bien un marché mondial du coton, permettait de révéler les incohérences et les impasses d’un système économique mondial, l’exemple de l’eau y échoue : il n’existe pas de marché mondial de l’eau. Et par conséquent, l’eau, alors même qu’impactée par la mondialisation, ne peut pas servir de révélateur de ses dangers. En tant que « bien marchand pas comme les autres », elle est trop complexe, pose trop de questions, révèle trop d’intérêts vitaux a priori antagonistes qui nécessitent des réponses et des arbitrages locaux.

Gloire à Orsenna cependant de mettre au premier plan ce sujet, somme toute mal aimé et appréhendé. A lire par les néophytes de l’eau, le livre brasse large, se lit bien, et leur apprendra probablement plein de choses.