Chronique livre : Le dernier stade de la soif

de Frederick Exley.


C’est l’histoire d’un coup de foudre pour un objet-livre brut et magnifique. Au détour d’une gondole, mon oeil fut attiré par cette couverture grise, rugueuse, à l’illustration pour tout dire peu amène. Sobre, pesant, lourd, le papier légèrement crémeux, parcouru de commentaires décalés de l’éditeur “L’ouvrage ne mesure que 140 mm de largeur … néanmoins il est immense.”, Le dernier stade de la soif constitue déjà, en tant qu’objet une grande réussite. C’est un livre vivant dès que nos doigts se posent dessus, un livre qui a une âme. Le quatrième de couverture et ses références à Nabokov, Bukowski, Richard Yates et Thomas Bernhard ont définitivement réussi à me convaincre que je voulais posséder cet ouvrage. Un grand coup de chapeau donc et une fois n’est pas coutume, à l’éditeur (Editions Monsieur Toussaint Louverture), pour nous régaler avant même d’avoir lu une seule phrase de ce roman.

Après lecture, l’attachement à l’objet et intact, et l’attachement à l’auteur est du même ordre. Le dernier stade de la soif est visiblement le Livre de toute une vie, même si Frederick Exley a publié d’autres textes avec des succès plus mitigés. Il énonce dès le début qu’il s’agit d’une oeuvre de fiction, et qu’il veut être considéré comme un auteur de fiction. Un rapide détour vers l’encyclopédie en ligne nous apprend ceci-dit que la frontière entre la réalité de la vie de Frederick Exley, et la fiction qu’elle a inspirée, est plutôt très mince. Frederick Exley était un américain lambda : né d’une star locale de football dans une famille respectée, il rêve dès son plus jeune âge de gloire, sportive, littéraire, peu importe, puisque tout ce qui compte pour lui, et l’avenir lui semble tout tracé, c’est de devenir célèbre et admiré. Cependant, né avec une lucidité et une intelligence farouches, et fort peu dupe du rêve américain, Exley ne réussit pas à trouver sa place dans une société qui finalement le dégoute.

Pétri de contradictions, tiraillé entre ses aspirations de réussite, son goût immodéré pour l’exploit sportif, et son incapacité à se compromettre pour se trouver une place dans la société, Exley dérive, entre alcool, bars, villes, boulots, canapés. Baleine échouée sur les sofas de ses copains ou de sa famille, il échoue dans tout ce qu’il entreprend ne réussissant pas à mettre de la distance entre ce qu’il pense et ce qu’il doit faire. Ces vagabondages finiront par trois fois en hôpital psychiatrique, où il subira moult traitements barbares (chocs insuliniques, éléctrochocs). Frederick Exley chemine cependant à travers les crises, et malgré son alcoolisme, s’accepte progressivement comme quelqu’un de différent, qui doit suivre son propre chemin, sans chercher à se plier aux exigences d’une société américaine tétanisée par la peur de la différence.

On a l’impression d’entendre du Brassens en lisant Le dernier stade de la soif, avec un Exley en mauvaise herbe, et en mauvaise conscience d’une Amérique conquérante “Je suis d’la mauvaise herbe, braves gens, braves gens…”. Car au travers de son propre portrait de marginal, Exley dresse une peinture d’une Amérique et de ses habitants effrayante, une Amérique qui s’ingénie à montrer un visage uni, souriant, et positif, une Amérique de gens respectables et responsables, à la marmaille bien peignée et très polie. Le final est juste prodigieux, Exley nous y raconte un de ses rêves récurrents, dans lequel, marcheur solitaire il tombe sur un groupe de jeunes étudiants bien propres sur eux (la description fait d’ailleurs penser aux soldats policés de Starship Troopers). Et ce qu’il lit sur les visages de ces jeunes américains quand ils le voient approcher, c’est la peur. La peur qui gangrène l’Amérique des gens différents, solitaires et libres penseurs, des gens qui sortent du moule bien rigide que cette société érige en modèle, carapace fragile contre la différence. Mais Exley, au lieu de passer son chemin, de suivre sa propre route, et d’ignorer cette société qui l’exaspère, préfère plonger dans la mêlée et chercher querelle.

Tout le paradoxe Exley est dans cette dernière page, trop différent pour s’intégrer, mais à la fois fasciné et incapable de laisser tomber cette société américaine qui le révulse. L’écriture d’Exley est étonnament belle, fluide, presque classique, incroyablement distanciée (par rapport à lui-même, par rapport à l’Amérique), et cette distance amène une ironie et une légèreté par rapport aux événements pourtant sordides (asile, alcoolisme…), complètement décalée, revenue de tout. Monsieur Toussaint Louverture ne nous avait pas trompé, Le dernier stade de la soif est véritablement un livre immense. Et on ferme le livre en fredonnant “… mais les braves gens n’aiment pas que, l’on suive une autre route que...”.

4 réflexions au sujet de « Chronique livre : Le dernier stade de la soif »

  1. Soif.

    Blagapart : merci merci, je vous conseille fortement de faire les deux, enfin surtout de lire les livres que j’ai aimés. Mais il va falloir lire les chroniques pour ça

    Jpla : de rien.

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