Chronique livre : Ultramarins

de Mariette Navarro

« Il y a les vivants occupés à construire et les morts calmes au creux des tombes.
Et il y a les marins. »

Un cargo au milieu de l’océan transporte ses grosses boîtes ultra-mondialisées sur la trajectoire la plus parfaite, la plus courte, la plus balisée, la plus efficace, la plus sûre. Et puis s’arrête. Au milieu de cet océan, dans une zone d’huile et sous un ciel sans nuage, les marins en descendent pour prendre un bain de mer au-dessus des abysses. Cette brèche dans le cadre, dans la route, dans l’organisation du temps a été accordée par la commandante à la faveur d’un petit relâchement. Et sera le point de basculement de la trajectoire, la flexion du chemin.

« Depuis cette heure, constat est fait d’une autonomisation totale du navire, refusant malgré diverses sommations de respecter les indications de vitesse données par le personnel navigant. »

Ultramarins est le premier roman de Mariette Navarro. Premier roman certes mais sur un chemin en littérature déjà riche de merveilles. On retrouve dans Ultramarins la sublime écriture poétique et les thèmes chers à l’autrice : ces trajectoires empêchées ou ralenties, ces basculements et points d’inflexions qui permettent le passage, le changement d’état, les forces de frottement. L’océan est un parfait décor, sa surface, interface entre le liquide et le gazeux, espace tampon, zone de transition, limbes ou Styx, sans frontière ni limite pour guider les âmes perdues, et le cargo, énorme masse à l’inertie colossale qu’on contraint à s’arrêter quitte à brouiller le cours du temps.

« Comment on en sort ? »

s’interroge les marins. Et Mariette Navarro de répondre :

« En ralentissant la cadence. En ne rendant compte de rien. En ne remplissant pas les objectifs. »

La méthode semble efficace. Roman atmosphérique, qui flirte avec le fantastique – on pense parfois aux fantômes de Kiyoshi Kurosama et aux brouillards de Carpenter – Ultramarins est une superbe réussite et devrait permettre de faire connaître et découvrir l’écriture et les textes intimes et bouleversants de Mariette Navarro.

Ed. Quidam éditeur

Chronique livre : Un long voyage

de Claire Duvivier

Chronique initialement publiée dans la glorieuse revue Dissonances

Gémétous, ma hiératique, c’est pour toi que j’allume cette lanterne, que je sors ces feuilles, que je trempe cette plume dans l’encre.

Dès la première phrase du roman, Claire Duvivier intrigue : qui donc peut bien être cette créature immuable à qui le narrateur dédie son récit et sa tendresse ? Il faudra tout un roman pour le comprendre. Rien ne sert de courir, semblent nous dire l’auteur et son héros, Liesse, fils répudié d’un village insulaire perdu au sein d’un archipel sous la coupe d’un Empire décadent. Pas de trolls, pas de dragons ici, mais un monde réaliste, avec ses lois, ses cultures, ses langues, ses petites et grandes histoires. Ce récit élégant, sans esbroufe, sans didactisme, pose son décor, ses personnages, son atmosphère en prenant son temps. Et le temps c’est justement le cœur du voyage : que signifie-t-il quand il n’existe plus, quand deux temporalités se rejoignent, se superposent, se confrontent ? Que se passe-t-il quand le passé s’impose dans le présent, quand les légendes envahissent aujourd’hui en ignorant le passage des saisons ? Les questions posées par Claire Duvivier en filigrane de son récit sont bien évidemment très actuelles et politiques : colonisation, place de l’Histoire dans la construction d’un avenir que l’on espère commun… Combien de sang versé au cours de ce long voyage ici et là-bas. Mais tout cela est réalisé avec beaucoup de grâce, d’intelligence et de subtilité. Et puis sans doute, ce qui compte parfois, c’est aussi de savoir que toutes les bonnes choses ont une fin :

C’est celui-là, le moment précis où j’ai su que je devais écrire ce récit, que je termine ici.

Ed. Aux forges de Vulcain

Chronique livre : Saint-Germain-en-Laye

d’Anne Savelli

Chronique initialement publiée dans l’inestimable revue Dissonances

C’est un livre en provenance des interstices du passé et des pavés de Saint-Germain-en-Laye, une divagation spatiale et temporelle dans la ville bourgeoise perchée sur son belvédère et l’extrémité du RER A. Loin, très loin de la banlieue Est, Saint-Germain exhibe dès la sortie de sa gare tout son
argent, ses ors et la grande histoire.

Le parquet est ciré et les rues toujours propres.

Comment se mouvoir dans ses rues à l’héritage royal lorsqu’on est une enfant, sans trop de père et sans trop d’argent ? Anne Savelli revient dans la ville plus de dix ans après l’avoir quittée. Les souvenirs se mêlent à la (re)découverte des lieux. Réminiscences poétiques, résurgences olfactives, dans un jeu d’attirance et de répulsion envers la ville close, l’auteur dresse en creux le portrait de la ville et de son enfance ni tout à fait dedans, ni tout à fait dehors.

Des cris articulés ou inarticulés dans un corps détourné, retourné, vrillé net. Elle fut empêchée, rattrapée. Ne resta que son cri.

Derrière les apparences lustrées de la cité sourd la violence. Violence physique du voisin qui bat sa femme. Violence du manque d’argent dans une ville qui l’exhibe et exclut ceux qui n’en ont pas.

Marcher ici, c’est ne pas savoir qu’il existe des HLM poussées sans magasins, des tassements, des empilements […]. C’est ne pas vivre, non plus, une entraide possible.

Mais une institutrice amoureuse de poésie et une bibliothécaire imaginative : il y eut pourtant de belles rencontres, de celles décisives qui donnent une direction à la vie. De quoi déverrouiller une porte et envisager la possibilité de l’évasion.

Ed. l’Attente

Chronique livre : Azimut brutal

de Christophe Dabitch

Chronique publiée initialement dans le numéro 35 de l’indispensable Revue Dissonances.

Pourrais-je vivre ici ?

Christophe Dabitch parcourt le tracé du 45e parallèle nord dans le département de la Dordogne. En ligne droite fictive, zigzag réel, azimut brutal adouci. Que cherche-t-il dans cette marche sur cette zone d’équilibre, à mi-chemin entre le pôle Nord et l’Équateur ?

Nous devenons des chiens ou des chats, nous cherchons une place.

La marche le mène à s’interroger sur le voyage, sur lui-même, sa place dans le monde, son rapport à la nature.

Le chêne m’ignore et je n’y peux rien.

Il faut se laisser porter sur le flot de ses pensées, au gré du franchissement interdit des clôtures, de pique-niques illicites dans des résidences secondaires désertes et manucurées.

En voyageant ici, ces noms qui marquent les étapes nous disent sans cesse un coin de terre dont nous sommes faits.

Dans une langue poétique et profonde, drôle parfois, Christophe Dabitch dresse aussi en creux le portrait d’un pays en transition (déprise rurale, réensauvagement, fragmentation des espaces), vestiges de gens du cru, néo-faux-ruraux, néo-vrais-ruraux, retraités du Nord, formant le petit peuple du 45e parallèle nord. Mais l’ancrage de ce pays dans sa/son pré/histoire se lit (sans forcément se comprendre) partout, dans chaque nom de lieu-dit traversé, de Tartifume au Grand But, en passant par le Petit But et la Cloppe.

Et vient une allégresse de la marche qui ressemble à l’emballement amoureux.

Le texte bouleverse aussi (surtout) dans ses intervalles, ses espaces, ses moments de pause, de doute, de fragilité. Il bute, avance, hésite, redémarre. Et nous avec lui.

Essayer d’être immobile. […] Être immobile. […] Se lever, remonter la rivière.

Ed. Signes et Balises

Chronique livre : Zébulon ou le chat

de Maëlle Levacher

Chronique publiée initialement dans le numéro 36 de l’indispensable Revue Dissonances.

Consolation n’est que le nom qu’on donne à une saison sèche.

Comment faire son deuil d’un être aimé ? Patiemment Maëlle Levacher a attendu son heure pour évoquer la vie et l’œuvre de feu Zébulon. Par petites touches, pensées, maximes et aphorismes, elle ressuscite leur histoire, ou plutôt l’histoire telle qu’elle l’a vécue. Car Zébulon était un chat, son chat, insaisissable, familier et mystérieux.

Elle veut, au service de sa Bête, s’élever au rang d’historiographe.


L’écriture, imprégnée de classicisme, constitue un écrin parfait à l’évocation de la bestiole. Hommage aux grands moralistes autant qu’à Zébulon, le texte est empreint d’une ironie mordante et interroge, par l’auscultation des rapports entre l’animal et son maître (et vice-versa), l’ambiguïté des liens d’amour. Car le ronronneur est aussi avicide, mais cela n’entame pas la solidité de l’attachement. Amour aveugle ou amour lucide ? Miroir de notre ego, le chat, mais miroir imparfait et insaisissable qui oblige à la mise en sommeil des excès d’amour-propre pour construire une relation pleine et entière. Zébulon est donc prétexte pour parler du rapport à l’autre, du regard, de la construction du lien, mais pas seulement. Car loin du simple exercice d’imitation et d’admiration, le livre déborde d’amour et touche infiniment, par cette attention aux détails, au partage de ces petits moments d’échanges privilégiés entre deux créatures débarrassées d’elles-mêmes :

J’ai dû dire […] que Zébulon était un sujet bas, de peu de dignité. Cette vérité dans l’ordre littéraire est, […] dans l’ordre des sentiments, démentie partout en cet ouvrage, que résumerait un mot d’amour.

Ed. La Part Commune