de Sigismund Krzyzanowski.
Le « ? » avait à peine effleuré le ‘je’ que celui-ci avait détalé à toutes jambes, pour parler vulgairement, fuyant sa patte crochue.
Et le Sage mourut.
Recueil de nouvelles de Sigismund Krzyzanowski, auteur d’expression russe qui a failli tomber dans l’oubli, Fantôme est publié par les décidément indispensables éditions Verdier. L’ensemble des nouvelles regroupées ici montre à la fois la belle diversité de l’inspiration de l’auteur, mais également une certaine unité thématique.
Certains motifs se répètent jusqu’à l’obsession : fascination pour le corps, la chair morte ou vivante, découpée, malmenée, putrescente. Ainsi dans La fugue, la main d’un pianiste se détache de son corps pour reprendre sa liberté, dans un chemin initiatique douloureux. Dans Les Grées, c’est un œil vagabond, malade et fécond dont il s’agit, enfin, dans la dernière nouvelle, le cadavre d’un bébé, utilisé à des fins d’apprentissage médical, reprend sa liberté pour venir hanter le médecin qui l’a accouché symboliquement.
Mais plus généralement, les mondes que nous décrit Sigismund Krzyzanowski, sont des mondes dans lesquels tout est vivant : les animaux, les choses, les pensées, et surtout les mots et les lettres. Ce sont des univers mouvants, dans lesquels tout cherche à s’échapper, à fuir, à couler entre les doigts, à renverser le sens du monde. On est clairement dans une veine fantastique, avec un petit quelque chose de kafkaïen.
L’écriture est fascinante de dynamisme et de modernité. C’est une écriture en liberté, capable d’ellipses absolument étonnantes. Les nouvelles sont courtes mais d’une grande richesse grâce à la virtuosité de cette écriture, magnifiquement traduite, et à un sens de la formule tout à fait délectable.
En jetant un coup d’oeil au dehors, dans le monde à travers les paupières à peine ouvertes du philosophe, la pensée recula d’un bond : on était bien mieux dans la conception du monde que dans le monde.
Dans la nouvelle intitulée Vie et mort d’une pensée, Sigismund Krzyzanowski imagine l’itinéraire d’une pensée, depuis sa capture par le cerveau du philosophe, en passant par sa matérialisation douloureuse et réductrice sous forme de mots et de phrases, son enfouissement au fond d’une bibliothèque, puis sa résurrection, sa diffusion dans les manuels scolaires, et enfin son essoufflement. L’auteur personnifie cette pensée, en fait une créature vivante, soumise aux aléas d’une vie mouvementée. Le texte est très court, mais d’une grande richesse, et assez représentatif de l’univers fantaisiste, poétique et philosophique de Sigismund Krzyzanowski.
Beaucoup de plaisir donc à cette lecture, et une très belle découverte qui donne envie d’aller plus loin dans la découverte de ce grand auteur, et du catalogue des précieuses éditions Verdier.
Ed. Verdier
Trad. Luba Jurgenson