Chronique livre : Le roman d’un être

de Bernard Noël.

leromandunetreEn littérature il y a des grosses claques, Le roman d’un être en est une, à la fois par la rencontre avec le personnage dont il est question ici, le peintre Roman Opalka, et par la rencontre avec l’écriture de Bernard Noël. Roman Opalka est né en 1931. Dès 1965, il a choisi une direction pour son oeuvre qu’il conservera jusqu’à sa mort. Il peint sur des toiles de plus en plus blanches, au format immuable, la suite des nombres, en partant du 1 primordial, puis 2, puis 3… En parallèle il se photographie, chaque jour, vêtu de la même chemise et sous une lumière identique.

(…) j’ai mis au monde un système dans le mouvement duquel tout change sans arrêt et où tout est sans cesse la même chose (…)

L’oeuvre d’Opalka est à la fois simple de par son procédé, mais complexe par les significations qu’elle peut revêtir, et exigeante par l’engagement qu’elle demande, autant physique qu’intellectuel. C’est un travail sur le temps, sur le vieillissement. Chaque nombre ajouté à une toile contient à la fois tous les précédents, mais également l’énergie de son peintre.

(…) la vie se consume et je peins la vie mais l’œuvre se renforce de cette consumation (…)

A mesure que l’œuvre s’enrichit de ses “détails”, le nom qu’Opalka donne à ses toiles, son corps perd progressivement sa force et sa jeunesse. C’est un transfert d’énergie, l’émergence d’une œuvre en mouvement puisée dans la vie de son créateur. Son extrémisme fascine, parce qu’il touche à quelque chose de primordial, d’essentiel.

(…) c’est dans cette apparente absence de sens que réside la raison paradoxale de la réalisation de ma folle entreprise elle m’a libéré de ce monde moderne où l’homme est toujours à la recherche d’une nouveauté en me faisant choisir une logique qui ne peut être améliorée (…)

Le processus Opalka est un système complet, d’une grande unité. Toute sa réflexion découle de ce procédé en même temps que ce procédé découle de sa réflexion. On est dans un système logique sans faille, qui apparaît comme un véritable univers stable alors même que toujours en mouvement.

(…) il s’est passé des choses extraordinaires dans l’art des années 1970 mais avec ce malentendu que nous nous sommes trop souvent fait plaisir avec l’intelligence mais quoi dire et pourquoi le dire est une émotion plus forte que l’intelligence (…)

Dans la peinture d’Opalka, rien n’est vain ou purement cérébral. Ce que cherche à toucher le peintre, c’est l’émotion. La charge est rude pour certains de ses confrères trop intellectuels à son goût. L’art doit avoir pour but l’émotion, et non la théorisation.

(…) ça avance ça tient toujours et ça avance à travers une phrase qui n’a pas de point pas de virgule et qui s’élargit s’élargit dans une émotion incomparable (…)

Bernard Noël a lui aussi très probablement été fasciné par ce peintre et son œuvre totale. Il l’a rencontré, à plusieurs reprises. Et Le roman d’un être relate ces rencontres, espacées dans le temps, de 1985 à 1996. Il met en pratique pour nous transmettre ces rencontres ce qu’Opalka considère comme l’équivalent littéraire de son procédé : une seule et unique phrase sans aucune ponctuation.

(…) une phrase sans virgule sans point c’est une unité qui ne se sépare plus et qui produit un sens un seul entre le nombre que j’écris et le premier il y a une relation constante comme il y a une relation constante entre le présent et le début de notre vie (…)

La phrase de Bernard Noël devient une entité vivante qui, tout comme les nombres d’Opalka, accumule, agglomère, en avançant toujours. La pensée se développe progressivement en une espèce de spirale ponctuée par l’énumération des nombres, ainsi que la dissection précise des gestes d’Opalka. La main qui tient le pinceau, le bras, le coude, la position du corps sont des éléments scrupuleusement examinés par le poète, parce que l’engagement d’Opalka n’est pas seulement intellectuel, il est également physique. Son œuvre se nourrit de sa force physique et de sa vitalité. Derrière le processus, c’est un travail du corps, un engagement, une lutte.

(…) c’est l’idée qui doit chercher la forme (…)

La mise en page est épurée au maximum, et laisse de l’espace autour du texte. Les marges généreuses mettent en scène le texte comme un tableau, dont les proportions rappellent approximativement la taille fixe des “Détails” d’Opalka. J’aime infiniment ce parti-pris qui donne de l’air à ce texte, exigeant, parfois touffu.

(…) ma chance est que le monde dans lequel je vivais ne m’a donné aucune illusion je voyais les limites de la vie mieux qu’ailleurs dans une économie planifiée l’homme aperçoit son projet et sa fin avec beaucoup plus d’évidence que dans la société occidentale (…)

Durant les rencontres, Roman Opalka revient sur les origines, la naissance de son idée et de son système, notamment d’un point de vue artistique. Mais le peintre ausculte également le contexte historique qui a probablement influencé le sens qu’a pris son œuvre. Aucun jugement de valeur là-dedans, juste un constat.

(…) l’avenir du monde m’angoisse ce qui fait que moralement et logiquement je me sens engagé à poursuivre ce que je fais même si j’apprends que c’est aujourd’hui la fin du monde (…)

Loin de sombrer dans le passéisme, le peintre, tout comme son œuvre, est tourné vers l’avenir, cet espace blanc laissé sur la toile, et qui se remplit progressivement. Un avenir angoissant pour la peintre qui s’interroge sur les évolutions du monde, et notamment l’accélération du monde et l’explosion du consumérisme.

(…) il faut penser en millénaires la quantité va réduire la qualité dans tout mouvement il y a un piège toute quantité est un piège (…)

La réflexion d’Opalka semble alors rejoindre une pensée écologiste, surprenant évidemment le lecteur. Et il est fascinant de voir à quel point le système Opalka, son procédé, contient en lui une matière à réflexion absolument infinie, comme un support à l’émotion et à la pensée, un cadre intégral dans lequel on peut se déployer, évoluer et grandir.

(…) quand la parole symbolique remplace le sacrifice avec mise à mort une avancée extrême a lieu et j’ai fait ce choix en offrant la durée de mon existence à la peinture

Ed. P.O.L

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