de Karsten Dümmel.
Qui est Robert, cet individu suspect amoureux des livres, sans doute suspect parce qu’amoureux des livres ? Est-il nuisible à la société Est-Allemande ? Les autorités enquêtent, et montent un dossier, le Dossier Robert. Karsten Dümmel, dont c’est le premier roman, un premier roman qu’on devine parfois autobiographique, construit son livre comme un véritable dossier : rapports d’enquête, et bribes de conversations entrecoupent une douzaine de récits mettant chacun l’accent sur un personnage ou un événement. Les personnages justement sont listés en début de roman, et le lecteur doit reconstituer le puzzle de l’affaire Robert, recouper les informations pour déterminer le qui/quand/où et discerner progressivement les contours de cette histoire tragique. Rien n’est facile dans ce livre, tout ce mérite, et plus les pièces s’organisent et s’emboîtent, plus le piège se referme sur le pauvre Robert, mais pas seulement sur lui, car la frontière entre bourreaux et victimes est loin d’être étanche.
Le livre étonne donc à la fois par sa construction, ultra-rigoureuse, contrebalancée par les récits, aux styles et aux points de vue très variés, du témoignage neutre à la divagation poétique. Le lecteur met un peu de temps à comprendre la mécanique, le livre se lit par étapes, on avance, on revient en arrière, on relit, on continue, et petit à petit se dessinent les vies de ces personnages qu’on nous a présentés dès le début, mais que l’auteur ne dévoile que bribes par bribes. Le livre prend ainsi le contre-pied de ce qu’il aurait pu être, le simple récit de ce “cercle de littérature” dont quelques uns des personnages font partie. Ce n’est pas le cas.
Ce qui intéresse Karsten Dümmel, c’est de dévoiler l’intimité de ses personnages et de quelle manière le système s’y prend pour s’infiltrer au plus profond des êtres et les briser, non seulement par des méthodes classiques de répression (privation de liberté, travail forcé) mais surtout par la manipulation des sentiments. Amitié, amours, liens de parenté sont des armes redoutables, il n’y a aucun moyen de s’en prémunir, il n’y a qu’à subir.
Et au bout de la route, l’auteur nous montre qu’il n’y a qu’une seule issue, la mort de l’individu. Une seule issue mais plusieurs voies pour y arriver : la folie, la mort physique et surtout la renonciation. Le constat est terrible, vrai et terrible, et le détachement, le dépouillement stylistique de Karsten Dümmel, font du Dossier Robert un réquisitoire puissant, poignant et habité. Un très beau premier roman.
Ed. Quidam Editeur
Trad. Martine Rémon