Chronique film : Chantrapas

de Otar Iosseliani.

La création est un processus difficile, et Nicolas ne dira pas le contraire.


Voilà un film mignon comme tout qui redonne confiance dans le cinéma. Nicolas est un jeune homme géorgien qui veut faire du cinéma et qui va y arriver. Ou pas. Sur cette trame apparemment très simple, Iosseliani bâtit un film souple, léger, élégant, émouvant et profond.

Le début de Chantrapas (du français « Chantera pas ») est magnifiquement déroutant, mélangeant les époques, et les situations (vie réelle, tournage de film, film dans le film), avec une grande maestria. Les passages montrant les conneries enfantines de Nicolas et de ses deux comparses sont absolument craquants par exemple. Toujours en mouvement, la caméra de Iosseliani filme des êtres en mouvement, des êtres plein de vie, de lumière, dont le moindre déplacement devient un véritable ballet. Le réalisateur aime les gens, et c’est un vrai bonheur. Le film est notamment rempli de pépés et de mamies absolument fantastiques (le grand-père castagneur, la grand-mère pianiste), et ça fait du bien de voir traiter les personnes du troisième âge avec amour et humour, et non pas comme des débris inutiles. Dans cet univers tout en souplesse et en douceur, décalé, on se sent bien. Très bien même.

Le film n’a cependant rien de mièvre, bien au contraire. C’est tout d’abord un magnifique hommage au cinéma, à son pouvoir, à son utilité, mais aussi à ses échecs. A quoi sert le cinéma s’interroge t’il ? Est-ce une arme pour dénoncer l’obscurantisme ? Est-ce un divertissement ? Le final très “conte de fées” est trompeur, puisque c’est un amer constat d’échec du pouvoir du cinéma. Par ailleurs Chantrapas, sous ses aspects bonhommes et burlesques, pourfend avec une belle acuité tous les castrateurs artistiques quels qu’ils soient. Le film se balade entre Géorgie et France. En Géorgie, Nicolas tourne son film avec des crédits de l’Etat. Le film est fraichement accueilli par les responsables, trop subversif, et Nicolas est gentiment expédié en France. Dans le pays de la liberté et des droits de l’Homme, notre héros réussit à tourner son film et à le monter. Mais ce n’est pas sans mal. Soumis aux ordres de ses deux producteurs (inénarrables), puis au jugement du public (catastrophique), Nicolas est contraint de rentrer chez lui. Face à ses tourments, Nicolas reste droit dans ces bottes, honnête jusqu’au bout, sans aucune compromission. Mais…

Hommage au cinéma, merveilleusement filmé, bourré d’énergie, d’idées visuelles renversantes (notamment le film dans le film du début, les fleurs chantantes dont les chants sont interrompus par des rouleaux compresseurs), de musique, de joie, de tristesse, de vie, d’humanité, Chantrapas est un film magique. On lui pardonne facilement d’être un tout petit peu trop long, pour savourer ce pur moment de bonheur, et de cinéma. Rassurez-vous M. Iosseliani, le cinéma n’est pas mort, il sert à quelque chose, et vous n’y êtes pas pour rien.

Chronique film : Des hommes et des dieux

de Xavier Beauvois.

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Un homme.
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C’est curieux le fou rire. Ca peut vous prendre n’importe quand. En général, c’est plutôt sympa, on a du mal à s’arrêter, ça fait rigoler le monde autour. Et puis parfois, ça tombe au mauvais moment, dans un moment où le sérieux est de rigueur, où le recueillement est la seule alternative, où l’écoute se doit d’être irréprochable. Et on a encore plus de mal à s’arrêter.

Des hommes et des dieux est un film rigoureux et exigeant. Beauvois fait preuve d’un sens de la photographie (cadrage, lumière) extrêmement impressionnant. A peu près tous les plans sont sublimes. Sa caméra saisit, par des jeux de profondeurs de champ, les moindres variations de l’âme de ses personnages. Beauvois atteint notamment quelques sommets de grâce pure, notamment lorsqu’il filme l’Atlas (superbe scène ou Lambert Wilson s’assoit sur un rocher au bord d’un lac, et semble se fondre avec lui). Oui mais voilà. Après environ une heure de film à me dire “oh oui oui, c’est très beau, austère, rigoureux, mais très beau”, j’ai commencé à ressentir une sorte d’overdose de perfection picturale et morale.

Les défauts du film me sont alors apparus et n’ont fait que croître durant toute la fin de la projection. L’interprétation d’abord, dégoulinante à force d’être concernée, entre pincements de lèvres de souffrance retenue, et yeux levés au ciel vers vous savez qui. Seul Michael Lonsdale tient plutôt la route, apportant une petite touche de distance bienvenue à son personnage. En effet, à force de neutralité affichée (ici on ne juge pas, on observe), Beauvois signe un film entièrement au premier degré. Ici, on ne respire pas, on est concerné, ici la vie est difficile, on la respecte. Le réalisateur nous donne donc à contempler la vie (dure) de ces moines, entre travaux manuels, intellectuels, et messes. Le problème, c’est qu’à force de cantiques (en français pour mieux apprécier les sublimes paroles), et de dialogues dont la majorité tourne autour de métaphores sur la vie des fleurs et des oiseaux, on n’a qu’une envie, c’est de tout péter et de se teindre en mauve (pour rester soft, me sont venues en tête des idées immensément plus méchantes).

Deux scènes fortes constituent les points culminants de ce film concerné au sérieux papal (bon ça va hein). Durant la première, les moines chantent un merveilleux cantique dans leur église, et se tournent tous en groupe pour un regard face caméra lorsqu’ils entendent un hélicoptère tourner autour du monastère (grand moment de tension, et début du fou rire). La seconde est une scène de repas et elle démarre plutôt bien : Michael Lonsdale apporte deux bouteilles à table en allumant la radio sur le Lac des Cygnes. On se dit, enfin une respiration, un souffle d’humanité, de lâcher prise, de second degré (quand même Le Lac des Cygnes quoi !). Malheureusement, la scène ne s’arrête pas là, et se poursuit par un interminable ralenti sur les visages des moines, d’abord heureux et surpris de s’en jeter un petit, puis rattrapés par leurs émotions (ça se voit, il y a de la buée sur les lunettes), ils commencent à verser une petite larme en se touchant légèrement par l’épaule pour bien montrer qu’ils sont tous là l’un pour l’autre.

Et c’est là que le fou rire m’a vraiment frappé. Un fou rire nerveux, mais qui m’a valu un certain nombre de regards désapprobateurs (et concernés). Au final, malgré sa beauté plastique et cinématographique, Des hommes et des dieux me paraît passer à côté de son propos, dresser le portrait d’une communauté d’hommes de bien, en se concentrant trop sur leur pratique de la religion et pas assez sur leur humanité. Il ne fait de plus qu’effleurer le contexte historique qui a entouré l’assassinat de ces hommes, sans se lancer dans aucune polémique (ce qui n’aurait pas forcément été utile je vous l’accorde). Beau, mais trop sérieux, trop respectueux, trop premier de la classe, Des hommes et des dieux est une déception. Imméritée, je sais, mais déception tout de même.

Chronique film : The housemaid

de Im Sang-soo.

Troublé par la fragile innocence ?
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Voilà un film que je suis bien contente de ne pas avoir raté. The housemaid est un film totalement troublant et paradoxal. Remake d’un film des années 60 que je ne connais pas, The housemaid dérange et surtout fascine.

Après une magnifique et terrible scène d’introduction (une défenestration dans un quartier populaire), on retrouve Euny, une des témoins de l’événement. Euny (formidable Jeon Do-yeon) est une jeune femme nature, gentille et naïve. Elle est embauchée comme nounou et bonne à tout faire dans la maison d’un couple richissime : monsieur est puant de suffisance et de testostérone, madame est une ravissante poupée enceinte de jumeaux, sa mère une salope botoxée, et la gouvernante en chef une frustrée envieuse qui n’est pas sans rappeler Mrs Danvers. Mais Euny n’a pas conscience de s’être fourrée dans un panier de crabe, elle adore s’occuper de Nami la petite fille de la maison, entendre son patron jouer du piano avant de partir au boulot, masser le ventre de la patronne… Euny sait apprécier tous les moments de la vie, y compris physiquement : elle se donne âme et corps au plaisir de vivre, et son corps souple et décomplexé diffuse une sensualité troublante. Qu’elle pisse dans la neige en s’écriant “que c’est bon !”, ou qu’elle nettoie la baignoire en s’y plongeant toute entière, Euny devient un objet de désir pour le maître de maison, dont la femme-poupée n’a pour fonction que la représentation et la reproduction. Il exerce donc son droit de cuissage, elle accepte avec la naïveté, le plaisir et le naturel qui la caractèrisent.

The housemaid est d’abord une merveille de mise en scène. C’est juste splendide de voir cette caméra souple, au sens du cadre absolument parfait, à la photographie léchée. Im Sang-soo est un virtuose. Collant au corps d’Euny, mince, délié et maladroit à la fois, fragile finalement, écrasé par ces décors tout en marbre, par les habitants de cette maison. Il y a une espèce de grandiloquence, notamment dans les scènes de sexe (le patron tout puissant qui ouvre grand les bras pendant que l’enthousiaste Euny lui taille une pipe), qui frôle le ridicule, et pourtant n’y tombe jamais. Euny est trop gentille, attendrissante, humaine, et on sent que la machine du pouvoir et de l’argent est en marche pour la broyer. Si ridicule il y a, c’est le ridicule de cette opulence, de ces gens trop riches pour être encore humains. Ridicule la grandiloquence de leur intérieur, de leur prévisibilité (ils boivent du vin en écoutant le Callas, cliché, cliché), de leur volonté forcenée de préserver les apparences. Ridicule, mais dévastateur. L’histoire finit mal, forcément (les pierres alignées comme des tombes dans le jardin nous préparent d’ailleurs au pire). Et même si on peut reprocher à Im Sang-soo d’être allé trop loin dans les stéréotypes, il faut avouer que cela fonctionne formidablement, que la critique, bien que poussée à son extrême, est virulente, pertinente, violente, douloureuse.

Servi par une interprétation magnifique, The housemaid est un film noir, touchant, perturbant. Jusqu’à son mystérieux final. Encore !

Chronique film : The killer inside me

de Michael Winterbottom.

Le ver est dans la pomme ?
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The Killer inside me est plutôt une très bonne surprise. Je n’attendais pas grand chose de ce film. La polémique du Masque et la Plume à son sujet m’avait cependant plutôt titillé. Et j’avoue ne pas vraiment la comprendre en sortant de la salle. Certes les scènes de meurtres sont filmées au premier degré (on est bien dans la tête du tueur), elles sont violentes et dures (ah, c’est plus difficile de voir cogner une femme à poings nus que tuer par balle), sans être pourtant du tout complaisantes. Elles ne consistent de plus qu’en une infime partie d’un film, par ailleurs plutôt lent et de facture classique.

Classique mais extrêmement bien faite. La reconstitution des 50’s texanes est soigneuse, mais surtout particulièrement bien filmée : la photo à dominante froide est belle, la caméra de Winterbottom, sans être voyante, possède de la sobriété et une belle fluidité. Elle est très attentive aux acteurs, et c’est un choix judicieux, la distribution est formidable. Il y a bien évidemment Casey Affleck, déjà formidable dans Gerry et L’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford. Gueule d’ange et voix d’adolescent en pleine mue, il est terriblement flippant, oscillant entre séduction, bonhomie et sadisme. Le reste est à l’avenant avec une belle et ambiguë Jessica Alba, une trouble Kate Hudson en fiancée un peu trop compréhensive, un Elias Koteas en syndicaliste intervientionniste. Le tout est parfaitement homogène et cohérent.

Ce décor soigneusement planté, on sent que ce qui intéresse Michael Winterbottom, plus que la description du psychisme d’un tueur en série sans scrupule, c’est l’environnement qui a permis à cette mauvaise graine de pousser. Un peu comme dans Le Chant de Bourreau de Norman Mailer, la société ultra policée est montrée du doigt, désignée comme terreau fertile à l’épanouissement de l’ivraie. La métaphore botanique ne vient pas de moi mais d’une réplique du film “une mauvaise herbe n’est qu’une plante mal placée” dit un des protagonistes. Lou Ford est alors évidemment désigné comme l’homme mal placé. Elevé par une mère masochiste et incestueuse, dans une société étouffante, trop faussement tranquille pour être honnête, les dérangements du Shérif Ford explosent en un déferlement de violences pour la plupart gratuites. Cette ville prospère où tout vice se dissimule (la prostituée est confinée loin du centre, au delà des puits de pétrole et des champs de poteaux électriques, alignés comme des croix dans un cimetière), où tout le monde croit se connaître et se mêle des affaires des autres, où la situation semble tellement sous contrôle que le policier ne porte même pas d’armes, cette ville va endormir la méfiance du tueur en même temps que de réveiller ses pulsions.

Le film reste, il est vrai, un assez classique film noir, mais il possède une lenteur et un point de vue originaux, merveilleusement servis par ses interprètes. Un bon (mais douloureux) moment.

Chronique film : Le Bruit des glaçons

de Bertrand Blier.

Irrécupérable ?
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Pas facile de parler de ce film : on y va pour se marrer, on passe son temps à avoir la larme à l’oeil, et on grince devant le final très peu convaincant. Un écrivain alcoolo et dévasté par le départ de sa femme vit dans une maison reculée avec sa jeune et blonde maîtresse russe, et une fidèle servante sur le retour. Il reçoit alors la visite de son cancer, être de chair et de sang fort résistant, qui lui promet de ne faire que passer, juste pour faire connaissance, trois mois tout au plus.

Il faut avouer que Blier est très fort pour entrer en matière. La scène où Dupontel se présente en tant que “cancer” de Jean Dujardin vaut le détour. Le duo d’acteurs fonctionne d’ailleurs à merveille : Dujardin, étonnamment sobre dans ce rôle d’alcoolo patenté, barbe à la Ernest Hemingway, affublé de son cancer-Dupontel qui réussit à ne pas en faire trop. Les seconds rôles sont également tous excellents, et ça fait du bien de voir une distribution aussi homogène, intelligente. Mais le plus beau dans le film, c’est l’écriture. Blier atteint par l’écriture (beaucoup plus théâtral que cinématographique) quelque chose de vraiment touchant. Pas de réalisme dans les dialogues, on n’est pas dans la continuité cinématographique, mais dans une espèce d’éclatement, de va et vient de la pensée. Cette forme donne un beau relief aux dialogues, dont beaucoup sont assez bouleversants. Il y a une espèce de romantisme obscur, de sincérité très touchante dans le film. On sent de la blessure là-dedans, de la souffrance qui se camoufle derrière l’humour noir. On se dit évidemment que Le bruit des glaçons a servi de catharsis à Blier : peur de la maladie bien sûr, mais cela va plus loin. Le cancer ici sert surtout à personnifier la souffrance, la tristesse provoquée par le manque. On croit déceler ici et là la comparaison de la presse à scandale à un cancer, et plus généralement des gens qui profite du malheur des autres. L’ensemble en fait un film finalement plus profond qu’il ne paraît et en tous cas, vraiment émouvant.

Malheureusement le Bruit des glaçons n’est pas sans défauts : mise en scène très inégale (de sublime à vraiment médiocre), montage assez poussif, beaux dialogues parfois noyés dans la musique et conclusion affligeante. On a un peu l’impression que Blier n’ose pas aller jusqu’au bout de son émotion, qu’il n’a finalement pas assez confiance en son écriture. C’est vraiment dommage. Le bruit des glaçons reste un film surprenant, beau et mélancolique. Une réussite là où on ne l’attendait pas.