Chronique livre : Plaidoyer pour l’éradication des familles

de Stéphane Legrand

Voilà un des livres les plus grinçants qu’il soit, du genre à ne pas lire dans le train au retour des fêtes de fin d’année sous peine de recevoir des coups d’oeil mi-meurtriers mi-envieux des passagers de tout un wagon (c’est du vécu).

Notre narrateur nous explique par A+B pourquoi il faut éradiquer la famille, ayant par ailleurs joyeusement éradiqué la sienne. Alternant des chapitres « essai » et des chapitres « récit », Plaidoyer pour l’éradication des familles fait mal.

Dans la partie « essai », le narrateur déconstruit l’idée de la famille, bâtissant progressivement une argumentation socio-philosophique amenant à reconsidérer les fondements même de la société. N’ayant pas véritablement de culture en sociologie ou philosophie, et Stéphane Legrand étant un petit malin fort talentueux et intelligent, bien difficile en effet de se prononcer sur la pertinence des démonstrations de l’auteur. Il utilise un jargon obscure dont on ne sait vraiment s’il camoufle une pensée lumineuse ou un foutage de gueule total. Quoi qu’il en soit, c’est profondément méchant, brillamment lucide, parfaitement vénéneux, et surtout très drôle.

Malheureusement, la partie « récit » vient un peu affadir l’extrémisme de la partie essai. Dans ces chapitres en effet, on comprend que l’auteur des réflexions dont j’ai parlé précédemment, est un fou, enfermé dans un asile, et qui n’a qu’un but dans la vie s’échapper de sa prison pour mettre à exécution ses préceptes. C’est là que le bât blesse. Si toutes les réflexions sur la nécessité d’éradiquer la famille sont proférées par un aliéné, évidemment, on ne peut leur accorder que peu de crédit (à part être fou soi-même, ce qui ne serait pas une grande découverte). On a l’impression que Stéphane Legrand se planque derrière son personnage pour ne pas avoir à assumer toute la déviance de sa pensée.

Le volet « asile » semble par conséquent assez facultatif, il n’ajoute pas grand chose à l’intérêt de ce livre, absolument imprescriptible, et donc totalement essentiel.

Ed. Inculte Fiction

Chronique livre : Le cas Sneijder

de Jean-Paul Dubois.

Sans la critique enthousiaste du Masque et la Plume, mon attention n’aurait sans doute ni été attirée par Le cas Sneijder ni par Jean-Paul Dubois. Et ça aurait été bien dommage, ce roman étant une comédie noire assez irrésistible, qui ne révolutionnera sans doute pas la littérature, mais qui divertit de manière fort adroite et désespérée.

Notre héros, Paul Sneijder, est globalement un raté pas magnifique du tout, plutôt palot, et surtout terriblement couille molle. Il vit à Montréal avec sa deuxième femme, Anna, une despotique et terrifiante carriériste, spécialisée dans la commande vocale et obsédée par la réussite et l’atteinte du haut potentiel auquel elle aspire. De son premier mariage, Paul a eu une fille, Marie, qu’il aime plus que tout et qu’Anna s’est toujours refusée à considérer comme un membre de la famille, de son second mariage avec Anna Paul a engendré de vrais jumeaux, clones de leur mère, et encore plus terrifiants car éternellement en duo. La routine de Paul vole en éclat le jour où, avec sa fille, ils sont victimes d’un terrible accident d’ascenseur. Marie n’en réchappe pas, et Paul après plusieurs semaines de coma, survit. Que se passe-t’il alors pour le moumou Paul, privé du seul être qui l’aimait vraiment et qu’il aimait vraiment, englué dans les griffes acérées de son épouse ? Et bien Paul s’adapte, comme il l’a toujours fait, mais au lieu de remplir les exigences de son épouse, il remplit les exigences de son traumatisme. Cette remise en question et en perspective du monde qui l’entoure est très mal vécu par ses proches…

Jean-Paul Dubois a une imagination assez débordante, et le comique de situation dont il fait preuve tombe toujours juste. On rit beaucoup des aventures de Paul, tout autant qu’on frissonne : cette famille pourtant tout à fait « banale » et surtout moderne, est absolument effrayante (le final ne me contredira pas), et le pauvre Paul, personnage pas spécialement glorieux, mais totalement humain, qui essaie juste de se reconstruire à sa manière, ne peut rien contre la tyrannie de la performance et de la normalité que représentent sa femme et ses fils. Il se débat dans une toile d’araignée bien collante, sans pouvoir en réchapper.

Il faut reconnaître à Jean-Paul Dubois un grand talent dans la description de ses personnages, qu’ils soient principaux ou secondaires, tous les rôles sont très soignés et typés, sans caricature excessive. L’œil est acéré et la plume aussi, ça déborde de fantaisie (vous ne verrez plus jamais les poulets rôtis et les ascenseurs de la même manière), c’est très intelligent, bien construit, rythmé. Je ne peux pas dire que je sois terrassée par la beauté de l’écriture de l’auteur, mais elle sied parfaitement à son sujet. Un vrai bon divertissement donc, mais qui va bien au-delà de la simple bouffonnerie.

Mélancolique et désabusé, Le cas Sneijder parle aussi avec effroi des évolutions de la société actuelle, et de la culpabilité des ascenseurs. Mais si vous voulez comprendre pourquoi, il va falloir le lire.

Ed. Editions de l’Olivier

Chronique livre : A l’enfant que je n’aurai pas

de Linda Lê.

Linda Lê n’aura pas d’enfant, par choix, et elle le raconte dans ce court ouvrage. Je vous avoue que j’attendais beaucoup de ce texte, pour des raisons personnelles mais également sociologiques. Les femmes qui ne veulent pas d’enfant, on en parle jamais, c’est tabou. Ça n’est pas “normal” de ne pas vouloir procréer, ce n’est pas dans l’ordre des choses, et elles subissent une pression sociale, biologique et personnelle très importante.

Pourquoi ne pas vouloir donner la vie dans ces conditions? Je pensais que le texte creuserait la question de manière analytique. Ca n’est pas vraiment le cas. Linda Lê prèfère attaquer la question sous l’angle autobiographique, son enfance, sa vie de couple avec son ex-compagnon, son pétage de plombs. L’histoire est émouvante, bien écrite, impudique. Linda Lê se dévoile, et on ne peut que respecter son parcours, radical et courageux. Malgré tout, on a un peu de peine à rentrer dans son univers, et la lettre tourne assez vite au règlement de comptes. Pas complètement convaincue donc, même si ce texte m’a plutôt donné envie de découvrir les autres écrits de son auteur.

Ed. NiL

Chronique livre : Isabelle à m’en disloquer

de Christophe Esnault

Que vais-je maudire désormais maintenant que je t’ai trouvée ?

Décidément, cette fin d’année est remplie de petites pépites poétiques. Après la lexicopathie somnambule selon Radu Bata, voici la dislocation amoureuse selon Christophe Esnault, ou quatre-vingt treize très courtes pages pour trois jours de passion dévorante dans les bras de la belle Isabelle. Le livre est ainsi composé d’une cinquantaine de textes, reflets de moments, de sensations vécues durant ces jours d’amour. Incrédulité, doutes, incertitudes, mais aussi passion ravageuse et ravagée, euphorie et coups de queue mémorables peuplent ces pages.

En hommage au 4.48 Psychose de Sarah Kane, Christophe Esnault construit son récit en 4 chapitres et 48 poèmes, entrecoupés de 4 “apparitions” d’Isabelle. Mais cette forme prédéfinie ne cadenasse pas le récit, qui s’échappe de tous côtés dans un véritable festival d’inventivité. L’auteur joue avec la typographie, le sens de lecture, la composition. On est surpris chaque fois qu’on tourne la page, et même s’il n’y a rien de spectaculaire, il y a toujours un petit “truc” de mise en page qui fait sourire ou qui émeut.

Mais sa peau et ses fesses si douces
famille de cèpes au pied d’un chêne
panier plein courir montrer sa chance
surdose câlinerie chênaie de tes huit ans
quand lové contre elle la joie s’installe

Difficile de décrire plus loin l’objet-livre sans en déflorer les mystères. Ce qui est sûr, c’est qu’on prend beaucoup de plaisir à le découvrir. L’écriture de Christophe Esnault, fougueuse et fissurée y est pour beaucoup. C’est touchant, sincère, parfois drôle, parfois douloureux, profondément humain. Je ne saurais trop vous conseiller de découvrir ce texte romantique à mort et au bon sens du terme, très joliment édité qui plus est, ce qui ne gâte rien.

Ed. Les doigts dans la prose

Chronique livre : Mine de petits riens sur un lit à baldaquin

de Radu Bata.

Le sommeil est un travail de nuit pour lequel ma candidature est toujours rejetée au lendemain.

Radu Bata a mal à son sommeil, ses nuits sous lui se dérobent, et ses demi-veilles sont peuplées de créatures goulues tout droit sorties des flammes de l’enfer. Que faire alors de ces heures sans repos lorsqu’on est un maniaque des mots ? Ecrire bien sûr. Ecrire à chaque insomnie sa page. L’auteur nous propose donc un recueil de textes aux formes hétéroclites, de la poésie au conte, en passant par la rêverie délirante ou l’aphorisme absurde. L’attention du lecteur navigue d’un texte à l’autre, avance, recule, sans se soucier vraiment de la chronologie, on picore et on dévore, on lit et relit, on se laisse prendre au jeu de cette prose poétique, libre de toutes contraintes.

Ce qui saute à la figure bien sûr, c’est l’absolu amour des mots de Radu Bata. Ce français qui n’est pourtant pas sa langue maternelle, il l’aime, le malmène, le tord dans tous les sens pour lui en extirper tout le jus de ses tripes et de son sens. On admire cette virtuosité, cette liberté de ton incroyable qui lui permet d’oser les rapprochements lexicaux les plus téméraires et farfelus. Rarement on aura été si loin dans la contorsion verbale.

Comme quoi, dans ces histoires d’enjambement, le rapport mélodique peut être un rapport de maître. Etre baisé ou baiseur, la question est culturelle. Attention donc au positionnement : parler le cunnilingus entraine une exposition de l’anus.

Mais au-delà de ce savant jeu de puzzle, au-delà de l’érudition parfois un peu trop évidente de l’auteur, c’est le portrait dessiné en creux de l’homme qui touche le plus, ce que dissimule cette course-poursuite folle avec la langue. L’angoisse diffuse du sommeil, de la vieillesse et de la mort, le manque d’amour, la disparition, le déracinement, l’enracinement par le biais des mots. Ma lexicopathie étant moins prononcée que la sienne (c’est Radu Bata lui-même qui se qualifie ainsi), j’aspirais parfois à un peu plus de simplicité pendant la lecture, un peu moins de camouflage lexical derrière lequel se planquer. Mais c’est une réserve totalement mineure dans cet océan de talent et de plaisir.

Pour finir de vous convaincre que Mine de petits riens sur un lit à baldaquin est fait pour vous et tous les gens à qui vous ne voulez que du bien, le livre est, en plus de tout ce que je viens de vous raconter, un très bel objet, édité avec amour par les célestes Editions Galimatias. Il ne vous reste plus qu’à.

Ed. Editions Galimatias