Chronique livre : La femme d’un homme qui

de Nick Barlay.

Depuis toujours, face à la vie, tu as choisi l’angoisse. Et face à l’angoisse, dans les limites du possible, tu as choisi le sommeil. Aucune raison que ça change.

Enigmatique titre pour cet énigmatique livre. Joy vient de perdre son mari Vincent. Ils n’étaient mariés que depuis six mois. Durant un voyage d’affaires en Allemagne, à l’hôtel, Vincent a été retrouvé mort dans une posture très délicate. Sa femme se rend en Allemagne pour accomplir les formalités administratives. Elle y rencontre un collègue de son mari, Stefan, qui lui raconte des choses étranges à propos de Vincent. Joy décide de partir sur ses traces et découvrir qui il était réellement. Le problème, c’est que Joy, boulimique, anorexique, bourrée de lithium, de psychotropes et d’alcool n’a pas vraiment les idées claires.

Et c’est dans sa tête que Nick Barlay nous invite. Il utilise le “Tu” pour mieux s’adresser au lecteur, complètement envahi par Joy, ses pensées, ses dérapages psychiques. Comment croire alors ce qui nous est donné à lire ? Comment lui faire confiance, et par conséquent comment se faire confiance ? Le monde s’effrite progressivement à mesure que la lecture avance, et chaque étape franchie fait vaciller les certitudes. Il y a quelque chose du nouveau roman dans La femme d’un homme qui. Ce “tu” si judicieusement employé bien sûr, mais surtout, on pense souvent à l’éclatement de L’emploi du temps ou des Gommes. Et si le labyrinthe n’est pas ici temporel (le roman est chronologiquement linéaire, du moins en apparence), il est par contre géographique et surtout mental. Joy cherche à résoudre l’énigme que constitue la mort, et surtout la vie de son mari, mais la chose est ardue tant son esprit est embrouillé, mêlé de souvenirs, vrais ou faux, de constructions mentales, de phobies, d’hallucinations. Chaque tournant de phrase nous embarque dans un cul de sac horrifique, de visions déglinguées, d’accidents, de spéculations hasardeuses. On avance, toujours, physiquement, mais les bases cérébrales s’effritent, jusqu’à cette dissociation progressive entre le “tu” et le “elle”.

La femme d’un homme qui, comme son titre inachevé, est l’histoire d’une femme inachevée, incapable de réussir quelque chose. Incapable de s’occuper d’elle-même, de prendre une décision quelle qu’elle soit. Et c’est dans cet être inachevé que l’écriture de Nick Barlay nous réincarne. Une écriture faussement brouillonne, parfaitement maîtrisée (et parfaitement traduite par Françoise Marel), tranchante, heurtée, serpentant dans les limbes de l’esprit perdu de Joy. Bouleversante aussi, à nous entraîner ainsi dans l’esprit d’une inapte de la vie, bouffée d’angoisse, et de vide.

Roman noir, mais surtout roman sombre, La femme d’un homme qui est en tous cas un grand roman. Un grand roman qui, lui, sait où il va.

Ed. Quidam Editeur
Traduit par Françoise Marel 

Chronique livre : Moi, Pascal F.

de Pascal Fioretto.

Relative déception pour ce nouveau roman du pasticheur de génie Pascal Fioretto. Moi, Pascal F. a pourtant eu les honneurs de France Culture mais il n’arrive pas à se hisser à la hauteur de Et si c’était niais, pastiche très réussi des écri-”vains” français les plus vendus.

Dans ce nouveau roman, Pascal Fioretto choisit de “s’attaquer” à la mode auto-fictionnelle qui continue à faire le bonheur des éditeurs. On le sait, plus les faits relatés sont scabreux, sensationnels et soi-disant vrais, plus les ventes flambent. L’auteur construit donc son roman sur une série de chapitres “à sensations”, dont les titres débutent tous pas “Comment je…”. On découvrira par exemple “Comment j’ai été nié” ou “Comment j’ai été tsunamié” ou bien encore “Comment je me suis disputé”. Un vrai défilé de cas, qu’on dirait issus d’une émission de Delarue ou de Sophie Davant.

Certes, les titres sont très drôles, et certains passages particulièrement bien sentis. J’ai par exemple beaucoup aimé le chapitre “Comment j’ai été harcelé par Orange-France Télécom”, parodie des pratiques managériales machiavéliques du groupe appliquées au couple. Mais si l’idée originale est bonne, le résultat reste très inégal. Patrick Fioretto excelle lorsqu’il s’agit de pasticher un style ou un “pseudo-style”. Dans Moi, Pascal F. on sent qu’il lui manque des bases stylistiques sur lesquelles s’appuyer. La parodie se fait essentiellement sur le fond et non sur la forme, malgré quelques tentatives qui donnent pour le coup les pages les plus réussies du livre.

Un moment distrayant, mais dont j’avoue, j’attendais un peu plus.

Ed. Chiflet & Cie

A noter que Pascal Fioretto participe parfois à la très rigolote émission littéraire de France Culture Des Papous dans la tête, à écouter sans aucune modération.

Chronique livre : OP OLOOP

de Juan Filloy.

Une telle hygiène verbale laisse à penser que votre cervelle est une fosse septique. (…) . Au fond, parler et déféquer c’est à peu près la même chose.

Op Oloop, statisticien finnois établi en Argentine, aime l’ordre et la méthode. Sa vie est réglée, millimétrée, calée sur les aiguilles de sa montre. Contrôle et précision. Mais Op Oloop reste un homme, et la rigidité de son cadre n’empêche pas la perméabilité de son coeur, touché par une belle sylphide qu’il se languit d’épouser. Quand les sentiments s’immiscent dans l’armure du mathématicien, ils déstabilisent ses bases, et le cadre se fissure jusqu’à se briser entièrement. En résumé, OP OLOOP est donc l’histoire d’un gros pétage de plomb.

Quelle découverte que cet auteur argentin, roi du palindrome, mort plus que centenaire, fécond et truculent ! Monsieur Toussaint Louverture ayant oublié (intentionnellement ?) de nous donner la date de la première publication de OP OLOOP, il est bien difficile de deviner qu’il fut écrit au début des années 30. C’est en effet une véritable tornade littéraire que ce livre, moderne, gourmand de mots, de culture, de vie. Le roman époustoufle par son rythme : vitalité, souffle, rapidité… le lecteur a tout intérêt à travailler son endurance tant Juan Filloy cultive l’efficacité littéraire. Que ce soit dans l’action (tout le début du roman) ou les dialogues (la très longue scène du repas), OP OLOOP avance à un train d’enfer. Parfois trop pour la lectrice que je suis, obligée de poser le roman pour reprendre son souffle.

On rit beaucoup en lisant les aventures de Op Oloop, dont on suit la vie durant un peu moins d’une journée. Notre héros est un personnage burlesque et tragique, à l’éthique tout à fait personnelle et sa chute est délectable. Ses décrochages donnent l’occasion à Juan Filloy de mettre en place des situations drôlatiques, exacerbées par des dialogues absolument irrésistibles. Ces joutes verbales, et certaines scènes, d’une liberté de ton total et désinhibé, ont dû faire grincer quelques dents, et ne perdent rien aujourd’hui de leur potentiel corrosif.  Il faudrait pouvoir relire OP OLOOP plusieurs fois pour en extraire toute la substantifique moelle, Juan Filloy brasse en effet très large, et le lecteur, pris dans ce tourbillon verbal ne prend pas le temps de décortiquer la totalité des réflexions que Filloy prête à ses personnages. Peu importe. Gloire à Monsieur Toussaint Louverture pour cette délectable découverte.

On attend d’ores et déjà la traduction de l’oeuvre romanesque complète de Juan Filloy, qui comprend une vingtaine de romans, dont tous les titres ne comportent que sept lettres (Op Oloop sort du corps de cet auteur). Mais en ce qui concerne les quelques huit mille palindromes, il va falloir réviser son espagnol.

Ed. Monsieur Toussaint Louverture

Chronique livre : Les revenants

de Laura Kasischke.

Enorme coup de coeur pour ce roman huilé d’une précision sidérante et baladant le lecteur d’une certitude à son exact opposé en seulement quelques paragraphes.

Un étudiant du genre gentiment fumiste, Craig, intègre grâce à un passe-droit une université prestigieuse. Il a pour colocataire le provincial et coincé Perry, engoncé dans ses chemises amidonnées. Entre les deux, au départ, ça n’est pas tout à fait ça. Mais quand Craig tombe amoureux de la belle et virginale Nicole, originaire du même bled que Perry, les rapports entre les garçons se compliquent encore, et oscillent entre haine et amitié. La deuxième année d’université, les cartes sont rebattues : Nicole est morte dans un accident de voiture provoqué par Craig, Shelly, seul témoin de l’accident, ne trouve personne pour écouter sa version des faits, et Perry semble plonger dans des préoccupations morbides en suivant les cours en thanatologie de l’anthropologue Mira (alter ego pas franchement masqué de Laura Kasischke elle-même).

Si le roman commence chez Lynch, puis se poursuit comme un teen-novel particulièrement affûté, il dérive progressivement et s’amuse à naviguer entre fantastique, épouvante et thriller. Le merveilleux, lumineux et poudreux du début, s’obscurcit rapidement. Grâce à sa construction éclatée entre les histoires des quatre personnages principaux  (Craig, Perry, Shelly et Mira) et éclatée temporellement, le lecteur reconstitue le puzzle progressivement. Mais dès qu’une pièce du puzzle se met en place, Laura Kasischke prend un malin plaisir à couper l’herbe sous nos pieds, et à faire basculer son récit. C’est absolument passionnant et magistral. Chaque pièce, parfois volontairement répétitive, semble s’imbriquer dans la précédente, mais déstructure finalement complètement l’ensemble.

L’auteur utilise comme cadre idéal de sa construction une antique université américaine. Dans ce lieu de culture et d’apprentissage, son scénario use des clichés, les met à mal ou au contraire les amplifie. La faculté est ainsi peuplée d’étudiants tous “interchangeables” au-delà de leurs différences : jolies filles aux cheveux lisses, garçons étonnamment absents hors les deux héros. Dans cette masse de clones post-adolescents, on a l’impression d’être dans le village des damnés dix ans après. De quoi sont capables ces filles magnifiques, derrière leurs sourires virginaux ? Surtout quand elles appartiennent à une de ces sororités ultra-secrètes qui cultivent le goût du mystère ? On finit par se demander si ces revenants vers lesquels nous amène le titre du livre, ne sont pas en fin de compte ces monstrueux clones estudiantins, plutôt que de classiques fantômes.

Dans le monde de Kasischke, on ne peut pas faire confiance à grand monde, et surtout pas à l’auteur. Les situations de grande joie (un amour inconditionnel, une incroyable partie de baise, un mystère à éclaircir) se retournent systématiquement en horreur totale pour les personnages (tromperie, mort, licenciement, trahison), entraînés dans une spirale tragique de laquelle il n’est possible de réchapper que par la fuite. De là à voir dans Les revenants et le microcosme universitaire un miroir de la société américaine dans laquelle les réseaux annihilent toute tentative d’émancipation et de différenciation, il n’y a à mon avis qu’un pas.

Machiavélique machination, certitudes mises à mal, construction brillante, prose ciselée, le dernier roman de Laura Kasischke, usant de la symbolique et de la métaphore avec une cruelle intelligence, est un pur joyau littéraire de cette année 2011.

Ed. Christian Bourgois

Chronique livre : Un été à Cold Spring

de Richard Yates.

Les fidèles de Racines savent déjà à quel point j’aime Richard Yates, et ce n’est certainement pas Un été à Cold Spring qui me fera réviser mon jugement. Richard Yates est un très grand écrivain, qui derrière un classicisme de façade dissimule une des plumes les plus chirurgicales et bouleversantes que je connaisse.

En quelques pages l’auteur dresse le portrait d’une famille américaine somme toute très moyenne. Charles Shepard est un militaire pas franchement brillant, obligé de démissionner à cause de sa vue basse, sa femme une dépressive chronique adepte de la bouteille. Ils ont un fils, Evan, pas vraiment brillant non plus, mais un beau gars, fou de mécanique et de filles. Evan se marie trop tôt, avec une fille trop jeune qu’il a engrossé, se trouve un boulot d’ouvrier dans une usine. Le mariage périclite très vite, et Evan retourne vivre chez papa-maman. Quelques années plus tard, sur le point de reprendre ses études il rencontre Rachel, jolie et docile, mais bien décidée à lui mettre le grappin dessus.

Rien de spectaculaire dans les histoires de Richard Yates. Il nous raconte la vie des petites gens dans les banlieues new-yorkaises. Ce n’est pas la misère, mais pas l’opulence non plus. Cette neutralité permet à l’auteur de déployer un regard d’une lucidité glaçante sur ses personnages. Sa manière de disséquer ses personnages, avec une efficacité de l’écriture, une économie de mots m’impressionne toujours. Richard Yates est à la fois sans complaisance pour ses personnages, il n’essaie pas de leur trouver d’excuse, de les rendre plus beaux ou plus admirables qu’ils ne sont. D’ailleurs, il ne le sont pas, ils sont tous plus ou moins ratés, cassés, brisés. Mais pourtant il n’y a rien de condescendant dans cette écriture, pas de jugement. Cet équilibre délicat entre clairvoyance crue du regard et humanisme est tout à fait miraculeux, et bouleversant.

“En réalité, il n’y a jamais rien de risible chez une femme assoiffée d’amour.”

dit Charles Shepard à son fils après leur rencontre avec l’hystérique et grotesque Gloria qui deviendra la belle-mère d’Evan.

Contrairement à Easter Parade, Un été à Cold Spring ne débute pas sous le signe de la fatalité, bien au contraire. Dans Easter Parade on apprenait dès la première phrase la fin tragique du roman :

“Aucune des deux sœurs Grimes ne serait heureuse dans la vie,(…).”

Un été à Cold Spring débute sous de meilleurs auspices :

“Toutes les peines de la triste adolescence d’Evan Shepard furent oubliées lorsque, à dix-sept ans, en 1935, il tomba fou amoureux des automobiles.”

Évidemment, cet optimisme sera de courte durée, et le destin d’Evan Shepard suivra la même courbe que celui des sœurs Grimes. La vie des personnages de Richard Yates ressemble à un entonnoir, plein d’espace et de possibilités au départ, puis ces possibilités se réduisent jusqu’à ne plus pouvoir suivre qu’un seul et fatal chemin. La dernière phrase du roman nous assène un coup fatal quand, après avoir pour la première fois était battue par son mari, la douce Rachel se console en cajolant son bébé, et lui dit :

”Oh ma petite merveille, (…). Un jour… un jour tu seras un homme.”

Pan dans les tripes.

Pour finir j’ajouterai qu’on en apprend plus sur l’humanité, l’Amérique, les américains et la littérature en 200 petites pages de Yates qu’en plus de 700 pages de Franzen. Mais après, c’est à vous de voir.