Chronique livre : Que faire de ce corps qui tombe

de John D’Agata et Jim Fingal.

Il y a d’abord un adolescent, Levi, qui saute du haut d’une tour de Las Vegas. Il y a ensuite un auteur, John D’Agata, qui souhaite parler des vagues de suicides dans la ville du plaisir et prend pour point de départ la chute de Levi. Il y a enfin un stagiaire zélé, Jim Fingal, à qui l’éditeur confie la mission de vérifier les faits sur lesquels reposent les propos de D’Agata. Entre l’essayiste, le fact-checker et même parfois l’éditeur, commence alors un bras de fer musclé. Jusqu’où peut-on tordre les faits lorsqu’on s’empare d’une histoire vraie ? Est-il éthique de prendre des libertés dès lors qu’on parle d’un sujet aussi terrible que le suicide d’un enfant ? Suffit-il de ne pas avoir de mauvaises intentions ? Qui pour en décider ? Le fact-checker doit-il être un moraliste ?

Jim : Parfait, encore un auteur qui méprise ses lecteurs.
John : Je ne méprise pas les lecteurs, Jim, mais quel est l’intérêt de se tourner vers l’art si c’est pour exiger de savoir à l’avance « dans quoi on est en train de mettre les pieds » ?

Le dispositif mis en place par l’éditeur et ses deux complices est vertigineux et redoutablement efficace. Au centre de la page un rectangle de taille variable dans lequel se trouve l’essai (court) écrit par D’Agata. Tout autour, les questions et vérifications de Jim Fingal : en noir, il valide, en rouge, il warning. Parfois, l’essai disparaît complètement sous les commentaires, majoritairement rouges, de Fingal. Car le stagiaire est zélé, même très zélé, se mettant à vérifier tout et n’importe quoi (y avait-il vraiment 34 clubs de strip-tease à Las Vegas en 2002 ? les briques étaient-elles vraiment disposées en épi ?), allant jusqu’à vérifier les références des références de l’essai de D’Agata et non seulement l’essai en lui-même, dans une espèce de jeu des matriochkas inépuisable. Au départ, les relations entre les deux hommes sont cordiales, mais évoluent rapidement en guerre des tranchées : les libertés prises par D’Agata sont insupportables aux yeux de Fingal, les remarques du stagiaire sont balayées d’un revers de main par l’auteur franchement rétif à toute remise en cause de son travail, ce qui, évidemment exacerbe la volonté de Fingal d’aller au bout de l’exercice.

Jim : […] Mais enfin, qu’est-ce qui vous autorise à faire passer pour un fait une légende à moitié recuite […] ?
John : Ça s’appelle de l’art, tête de nœud.
Jim : Toujours la même excuse.

Les échanges entre les deux hommes sont hilarants. Brillants tous les deux, hyper cultivés et soucieux de ne pas déroger à leur ligne de conduite, John et Jim déploient des argumentaires musclés, vifs et construits pour défendre leurs positions. Au-delà de l’aspect ludique du dispositif, le livre est palpitant de bout en bout. Étant dans ma vie n°1 obligée d’être Fingal-style, mais dans ma vie n°2 plutôt portée sur la licence poétique à la D’Agata, les joutes habiles des deux hommes ont fortement résonné en moi et ont déclenché questionnements et conflits intérieurs.

Jamais rébarbatif, toujours passionnant, Que faire de ce corps qui tombe est un livre immense. À lire et partager avec les gens qu’on aime.

Ed. Vies parallèles
Trad. Henry Colomer

PS : je ne sais si c’est le traducteur ou l’éditeur, mais bravo pour le titre en français.

PS bis : Charybde 27 en parle très très bien .

Chronique livre : Prendre dates

de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet.

Chronique publiée initialement dans le numéro 30 de l’indispensable Revue Dissonances.

« Comment oublier l’état où nous fûmes, l’escorte des stupéfactions qui, d’un coup, plia nos âmes ? »

prendre_dates-652x1024Il faut peu de choses parfois (ici les premiers mots d’un texte) pour réaliser que les plaies ne sont et ne seront jamais refermées, pour dégeler les douleurs enfouies et leur redonner vie. A quatre mains, un historien et un écrivain relatent les attentats de janvier 2015, un peu avant, un peu après, pour rendre compte, poser sur papier les faits externes et les processus internes, ce qu’ils ont pensé, ressenti, à juste place entre le déroulement des événements et le début de la mise à distance. Et c’est bouleversant. Bouleversant de justesse des sentiments, et d’intelligence.

« Ce qu’il fallait d’abord, c’est prendre dates, et le faire à deux pour se préparer à être ensemble, puisque deux en somme est le premier pas vers le plusieurs ».

Prendre dates est un livre nécessaire en ce sens qu’il refuse la mort de l’émotion collective qui nous a saisis à la gorge et qui s’est pourtant évanouie à peine éclose. Le livre peut-être vu en ça comme un espace de recueillement, un lieu dans lequel on peut raviver sans honte ce sentiment rare et puissant de communion, d’existence d’un « nous » si rarement tangible. Mais l’émotion n’est rien sans intelligence. Fin, subtil, documenté, Prendre dates nourrit l’esprit, révèle, met en lumière les rouages, les failles, les zones d’ombre et ose même proposer, anticiper, s’engager. Aujourd’hui, la dernière phrase de l’ouvrage résonne douloureusement aux oreilles du lecteur et ancre définitivement l’absolue nécessité de l’existence même d’un tel livre :

« On sait faire, […] : s’occuper des morts et calmer les vivants. Pour le reste, ça commence. Tout est à refaire. »

Ed. Verdier

Chronique livre : Peindre, pêcher et laisser mourir

de Peter Heller.

peindre-couvNon mais comment ils sont forts ces ricains quand ils s’y mettent. Dans son deuxième roman, le très prometteur Peter Heller, découvert en France grâce à la magnifique Constellation du chien, déploie à nouveau des trésors d’humanité poétique et rugueuse.

Un petit mot d’abord sur ce sublime titre français, Peindre, pêcher et laisser mourir (en VO, The Painter…), sorti d’on ne sait où, mais dont on bénit le créateur. Ce titre dit tout du roman et pourtant si peu à la fois.

Un peintre au passé chaotique, englué dans le deuil de sa fille qu’il n’arrive pas à négocier, s’isole pour peindre et pêcher dans un coin de campagne presque perdu. Au cours d’une virée de pêche, il sauve de la main brutale de son propriétaire, une petite jument. L’esprit naïf du lecteur se dit alors qu’on va avoir droit classiquement à une histoire de rédemption et peindrepecheretlaissermourird’acceptation de soi et de sa douleur par le sauvetage d’un être plus faible et fragile. C’est sans compter sur le tempérament légèrement sanguin de notre héros et  l’immense talent de Peter Heller qui nous entraîne dans une course-poursuite échevelée et déchirante, ponctuée par des pauses « pêche, peinture et flash-back » sidérantes d’audace et de beauté. Oui, il y a de l’audace à « casser » sa ligne narrative de cette manière-là, quand le mec à envie de pêcher, il largue tout pour pêcher, quand Peter Heller a envie de raconter le frétillement de la truite et le comportement de la mouche, il largue tout pour raconter le frétillement de la truite et le comportement de la mouche. L’auteur réussit à faire coïncider la forme de son roman avec la complexité de son personnage, sans chercher le confort pour le lecteur et les chemins balisés.

Ce qui bluffe dans ce roman, c’est sa capacité à révéler les nuances. Comme les peintures du héros, compositions faussement simples et naïves, Peter Heller réussit à superposer les couches de complexité dans les agissements de son héros, sans oublier d’ailleurs ses personnages secondaires, bigrement réussis. On est complètement fasciné notamment par le « traqueur vengeur », sorte de double négatif du héros, à qui on doit un final tout en ambiguïté.

Rugueux, mal peigné, parfois bancal, Peindre, pêcher et laisser mourir contient tellement d’intelligence, d’humanité, de finesse et d’honnêteté qu’on ne peut que hurler de joie et vous conseiller avec insistance la lecture de ce roman magnifique et poignant.

Trad. Céline Leroy.
Ed. Actes Sud.

 

Chronique livre : Victoria n’existe pas

de Yannis Tsirbas.

victorianexistepas-couvCertains éditeurs sont là pour nous rappeler que la littérature, ce n’est pas seulement un grog au coin du feu, mais ça peut-être également un caillou pointu dans la chaussure. Quidam éditeur fait partie de ces rares précieux.

Point de confort dans ce court texte incisif nous provenant d’une Grèce qui n’en finit plus de criser. D’ailleurs, comment être confortable dans un quartier qui n’existe pas. Car Victoria est un quartier qui n’a d’existence que pour ses habitants. Dont cet homme, qui parle à cet autre, dans le train. Cet homme qui crache son quotidien, dans ce quartier misérable qui attire des étrangers, plus misérables encore. Ce quartier qui change, évolue, et devient à lui seul le symbole de toute la misère du monde. Mais le discours de l’homme est difficile à entendre pour les hommes aux bonnes intentions dont fait partie son auditeur forcé.

VictoriaEntrelacés dans ce monologue déroutant, quelques parcours de vie d’habitants de Victoria sont racontés, des destins brisés, violents, misérables.

Victoria n’existe sans doute pas, mais ses habitants oui. Et leur quotidien mérite qu’on s’y attarde, qu’on le prenne en considération, qu’on l’écoute. Et c’est la grande force de ce très court premier texte, brutal, inconfortable, nous forcer à écouter ce que ces hommes et ces femmes ont à dire. Un écrivain est né.

 

Trad. du grec par Nicolas Pallier
Ed. Quidam éditeur.

Chronique livre : Leurs contes de Perrault

de Gérard Mordillat, Frédéric Aribit, Alexis Brocas, Nathalie Azoulai, Cécile Coulon, Fabienne Jacob, Hervé Le Tellier, Leila Slimani, Emmanuelle Pagano, Manuel Candré, Christine Montalbetti.

leurscontesdeperraultJ’adoooooore les contes, j’adore qu’on me raconte des histoires. J’ai toujours été fascinée par les contes, ce matériau meuble, mouvant, qui ne demande qu’à être récupéré, trituré, malaxé, au gré de la volonté de celui qui le dit ou l’écrit. Les contes, et notamment ceux de Perrault, c’est le fondement de l’enfance, une part de l’inconscient collectif, les briques sur lesquelles on construit les murs.

Aussi, c’est toujours un grand plaisir de voir que l’esprit du conte, malgré le 2.0, résiste, que ce soit à la télévision (la très inégale mais intéressante série Once upon a time), mais aussi donc dans la littérature avec cette prometteuse compilation de revisites des contes de Perrault par une belle brochette de fines plumes de la littérature française.

Le titre est beau, tout d’abord. Leurs contes de Perrault, c’est une promesse de réappropriation, un espace de liberté accordé aux auteurs. L’exercice est clairement à moitié réussi. Certains auteurs semblent  avoir du mal avec ce processus de réappropriation et se débattent avec leur propre production : des textes assez peu inspirés et parfois franchement maladroits malgré quelques bonnes idées par-ci par-là. D’autres brillent cependant dans l’exercice.

9782714469045Les deux papous Hervé Le Tellier et Gérard Mordillat survolent l’exercice et on en attendait pas moins d’eux. Drôle (sacré Riquet) ou bigrement mystérieux (on cherchera activement Andres Delajauria sur internet) leurs textes, sont judicieusement placés dans l’ouvrage, en introduction et au milieu du volume, lui servant de piliers.

La fin du volume réserve également deux belles surprises. Tout d’abord le texte sombre, totalement inattendu d’Emmanuelle Pagano, revisite du conte en vers Griselidis,  avec cette violence quotidienne sourde totalement insupportable qui donne envie de hurler. Enfin avec le très beau texte de Manuel Candré, mêlant de manière taquine Poucet et Ulysse, dans une célébration joyeuse et enchanté de toutes ces histoires qui nous construisent. L’esprit du conte n’est pas encore mort.

Ed. Belfond.