Chronique livre : Charøgnards

de Stéphane Vanderhaeghe.

Que veut dire longtemps face à la défection du temps ?

charognardsEtonnant et paradoxal ce Charøgnards qu’on n’imagine guère mieux logé ou logé ailleurs que chez le précieux Quidam.

Paradoxal parce que ça comment plutôt mal, du moins pas très bien avec ces « ouvertissemens » initiaux. C’est bien fait et certes très maîtrisé, mais bon, cette déformation de la langue, on a l’impression de l’avoir déjà lue, réminiscences de Russell Hoban (Enig marcheur) ou dans le domaine francophone d’Andréas Becker (L’Effrayable, Nébuleuses) ou encore dans une moindre mesure chez Alain Damasio et sa très intéressante Horde du Contrevent.

charognards_plat1-a640c648f487bf496e746cf0bdc05f0fMais passons ce préambule peu convaincant pour atteindre le coeur du texte. Là c’est tout de suite plus intéressant. Alors évidemment cette histoire d’un village progressivement envahi de volatiles, c’est également ultra-référencé (Alfred H. sors de ce corps), voire faire écho à des publications plus récentes (l’étrange Cité des oiseaux d’Adam Novy). Mais pourtant, l’auteur réussit à faire naître une réelle étrangeté bien au-delà de ses références. Le narrateur, marié et père, commence à rédiger un journal pour relater les événements avicoles. Il souhaite rester dans le village, sa femme souhaite partir et bientôt part. Ou plutôt disparaît. En fait, on ne sait pas vraiment ce qui lui arrive. Les oiseaux sont là, se multiplient, mais ne font rien d’autre, présence passive et suffocante.

Les mots seuls ne me suffisent pas mais c’est tout ce qu’il me reste à présent.

charognards3Pourquoi cet homme s’obstine t’il à rester dans ce village progressivement envahi ? Il reste oui, et se raccroche à tout ce qui lui reste, les mots et la langue. Et son journal se fait alors le témoin moins des événements que de sa recherche méthodique de sens dans le texte. Comprendre, témoigner, fouiller, extirper du sens aux mots pour extirper du sens tout court. A coup d’inventaires minutieux des objets de sa maison, l’auscultation scrupuleuse d’étiquettes de cosmétiques, l’homme écrit et divague.

charognards2Il y a parfois des longueurs, des afféteries de quelqu’un qui écrit un peu trop bien, mais il y a aussi souvent des trouvailles magnifiques, des incursions poétiques renversantes, des inventions typographiques malignes comme tout (ahhh le disparition progressive du j et donc du je !!). Bref, il y a des milliers d’idées, et sans doute même un peu trop pour ne pas frôler parfois la démonstration.  Mais on oublie assez vite tant cette richesse force le respect. Richesse aussi dans les interprétations possibles de ce texte : une infinité. Je ne m’amuserai pas à vous exposer la mienne, de peur de ne pas vous aider à trouver la vôtre.

Agaçant, foisonnant, ambitieux, inventif et parfois touché par la grâce,  Charøgnards n’a rien d’un livre confortable et réussit en tous cas excellemment à éviter chez le lecteur l’éveil du pire sentiment qui soit face à un livre : l’indifférence.

Ed. Quidam éditeur.

 

 

Chronique livre : Pas Liev

de Philippe Annocque.

C’était peut-être tout simplement le signe que l’on mesurait sa faculté de comprendre à sa juste valeur, c’était peut-être tout simplement le signe qu’il était reconnu, lui, Liev, pour ce qu’il était : un homme intelligent à qui l’on n’avait pas besoin d’expliquer les choses par le menu pour qu’il les comprenne.

 PasLievIl ne faudrait tout de même pas prendre des vessies pour des lanternes. Liev n’aimerait pas ça s’il s’en apercevait. Le problème c’est qu’on ne peut pas vraiment être certain qu’il s’en aperçoive. Et ce serait sans doute beaucoup mieux comme ça.

Parce que Liev est un monsieur très bien et très comme il faut dans un costume (veste + pantalon assorti = costume). Il arrive à Kosko pour devenir le précepteur des enfants de la maison. Mais le problème, c’est qu’ils ne sont pas là. Voilà qui est fort contrariant. Surtout pour Liev. Parce que Liev a un petit peu de mal avec la réalité, il a des difficultés à saisir ce que les gens lui disent. Heureusement que Liev est très intelligent, alors grâce à son grand sens de la déduction, il comble les blancs entre ses point d’accroche au réel avec ce qui lui semble le plus logique. Mais Liev a surtout beaucoup plus d’imagination que de logique.

Du temps et du lieu manquaient.

72dpi-site-couvpasliev-805f880f4e6c1b18103095c0546a492fPhilippe Annocque réussit à choper le lecteur dès la première page, de son écriture légère et légèrement décalée. Le roman commence de manière assez classique même si derrière les questions que se pose Liev, on sent que quelque chose grince et déraille. Mais déraille jusqu’à quel point ? Difficile de le savoir car c’est bien le point de vue de Liev qui nous ait donné ici. Et au début, il peut s’entendre. Puis le récit se dédouble, puis le récit se multiplie comme des Mogwai qu’on aurait mouillé par inadvertance. Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce qui est faux ? Mazette, quel jeu de piste.

 On est aussi infiniment touché par ce Liev profondément seul et qui n’appartient à aucun monde, et finalement même pas au sien. Précepteur sans enfant à instruire, amoureux sans fiancée à aimer, Liev ne comprend rien d’une société qui ne le comprend pas. Redistribuer les cartes en permanence tout en réussissant à construire un récit portant en lui une progression dramatique, voilà le tour de force de Philippe Annocque, qui se place ainsi sous la tutelle heureuse de Beckett, Karinthy et Kafka. Acrobatique, poignant et réussi.

Ed. Quidam éditeur.

Chronique livre : Crash-test

de Claro.

« vous êtes ::: le dépassement, l’expérience des parallèles »

crash-test800Ouvrir un livre de Claro, s’est se soumettre au vertige et à la peur de perdre pied. S’est aussi prendre le risque de s’ouvrir à un univers plus grand et plus intense dans lequel chaque détail revêt le poids du monde.

Crash-test s’ouvre donc par son titre, cette collision entre l’hommage au maître de la tôle et du sexe (J. G. Ballard, je te salue) et ce test fondateur de l’écriture de Claro, maître de l’expérimentation et de la trituration de la langue.

Trois histoires, Crash, Porn, Strip, ou plutôt trajectoires, qui se croisent et se percutent, montent et descendent dans l’effervescence des années 70. On est dans l’air de l’industrialisation de masse, de la démocratisation de la consommation et de la désincarnation progressive, symbolisées ici par ces trois trajectoires de métal, de sang et de cul. Celui-ci enfourne des cadavres à peine froids dans des voitures destinées à la désintégration pour que d’autres puissent rouler en toute sécurité dans leur cercueil de fer, celui-là bâtit son enfance sur des magazines pornos pour échapper à la violence alcoolisée familiale, celle-là s’effeuille en racontant la vie de Linda Lovelace et la naissance du porno moderne. Trois histoires distinctes donc, mais qui pourtant entrent en résonance et dont les frontières, malgré la rigueur du chapitrage (je déteste ce mot), sont floues et poreuses.

Au-delà de l’intelligence du fond (chaque phrase pourrait grosso modo donner lieu à une thèse de 800 pages) et de la construction claire, précise, tranchante, mais vivante et mouvante, c’est l’audace de l’écriture qui envoie du lourd. Claro se permet absolument tout, du récit presque linéaire à l’explosion totale de la langue. C’est sublime, inventif et profond. On s’émerveille à chaque page de la manière dont tout glisse, puis se rattrape et martèle, se pose et s’enfuit. C’est de la poésie pure, mais c’est aussi un roman, un roman sur hier, mais ultra-contemporain, et qui donc ne fait que parler d’aujourd’hui et de demain.

Avec Crash-test, Claro réussit à trouver une espèce d’équilibre aussi magnifique qu’instable entre son courant expérimental (Plonger les mains dans l’acide) et ses aspirations romanesques (Tous les diamants du monde), une grande réussite. Et puis quiconque réussit à glisser le mot « cheddar » dans un texte ne peut pas être foncièrement mauvais.

« —s’absenter silence— »

Ed. Actes Sud

Plus de Claro.
Plus d’Actes Sud.

Chronique livre : Une forêt d’arbres creux

d’Antoine Choplin.

Les forêts portent les espoirs, il se dit. Elles ne trompent pas. On n’a jamais rapporté le cas d’une forêt d’arbres creux, n’est-ce pas?

uneforetdarbrescreuxVoilà un livre qui aborde un sujet exemplaire et bouleversant, écrit de manière totalement exemplaire et bouleversante. Le ghetto tchèque de Terezin en 1941. Un caricaturiste, Bedrich Fritta, sa femme et son enfant y sont enfermés. Le lecteur suit Bedrich dans sa découverte du camp, son installation dans les dortoirs, dans le cabinet de dessins techniques qu’il va diriger, et dans ses actes de résistance souterraine qui vont le conduire à la mort.

Antoine Choplin décrit les scènes comme on décrirait un tableau, s’appuyant sur les détails, s’immergeant dans la vie et la vision de Bedrich ou ce qu’elle a pu être. Comment témoigner des horreurs que l’on vit et que l’on voit ? Bedrich s’y attelle de la seule manière possible pour lui et dessine clandestinement, en compagnie de ses camarades d’atelier, la vie au camp.

Il n’y a pas grand chose dans ce livre, et pourtant il y a tout. La puissance de l’écriture d’Antoine Choplin révèle plus qu’elle ne raconte. Tout y est d’une justesse absolue, chaque mot à sa place, avec pudeur et force. On n’est pas dans le réalisme ici pourtant, ni dans le naturalisme, mais plutôt dans une approche sensible des choses, qui s’attache autant à ce qui est vécu qu’à ce qui est ressenti. C’est ça qui est bouleversant, d’être immergé dans l’esprit de cet homme et de ses espoirs intérieurs, cette flamme de vie qu’il refuse d’étouffer, et qui rejaillit au travers de cet acte dérisoire et magnifique de dessiner l’interdit.

Antoine Choplin nous ferait presque croire qu’effectivement, on n’a jamais vu de forêt d’arbres creux. Sublime.

Ed. La fosse aux ours

Chronique livre : Les maîtres du printemps

d’Isabelle Stibbe.

Les Maîtres du printempsTout commence par une magnifique citation de Neruda et un titre qui s’y réfère, autant dire que tout commence bien. Les maîtres du printemps est un roman choral. Les voix de trois personnages s’y mêlent pour raconter la Lorraine d’aujourd’hui, ses hauts fourneaux qui ferment, ses luttes et ses espoirs. Il y a d’abord le syndicaliste charismatique, le politicien bien intentionné et l’artiste qui trouve son inspiration dans la lutte et la fonte en fusion.

Isabelle Stibbe réussit assez bien cet exercice compliqué de donner vie, par l’écriture, à ses trois protagonistes et par leur voix, de donner la parole à la Lorraine et à cette usine, fascinante. C’est d’ailleurs ça qui séduit clairement le plus dans ce roman, la façon de poétiser, de sublimer, et ça, sans jamais tomber dans le mièvre, les hauts fourneaux, leur fonctionnement, et la façon dont ils catalysent la vie autour d’eux, dont ils façonnent les gens, les organisent.

Il est rare aujourd’hui d’oser s’attaquer à ce type de sujet, à la fois littéraire, politique et humain, les Hugo et Zola sont morts depuis longtemps. Cette audace et la sincérité de l’écriture d’Isabelle Stibbe lui rendent justice, et font de ces Maîtres du printemps, un roman tout à fait irréprochable. Isabelle Stibbe convainc cependant beaucoup plus quand elle parle d’Art, d’hommes ou de société, que de politique. Il y a du souffle et du coeur dans son approche des hommes qui rejaillissent dans son écriture. Pour les discours politiques de ses personnages, on frôle tout de même la caricature, même si aujourd’hui malheureusement, la réalité dépasse de loin la fiction dans l’absurde.

Les maîtres du printemps est un roman tout à fait recommandable, touchant, sincère, qui fait du bien, et malgré ses quelques maladresses, on n’a clairement pas envie d’en dire du mal.

Ed. Serge Safran éditeur