Chronique livre : La veillée de l’hyène

de Maëlle Levacher.

Il est des crises dans la livraison, des affolements, des accès de fièvre que l’hyène ne s’explique pas. Des vivants mâchent son travail et lui expédient force colis chargés de restes indifférenciés d’une quantité indénombrable de défunts. Consciencieusement, l’hyène accomplit sa tâche, mais son palais carnassier n’apprécie guère une bouillie de cendres et de savon.

Un jour, on t’adresse un livre, aussi peu épais que la notice de montage d’un meuble en kit. Négligence, manque de temps, distraction, fatigue des mots écrits, empilement compulsif de strates cellulosiques épaisses, le livre disparaît dans les profondeur d’une pile à lire déraisonnable. Et puis, parce que parfois, parce que c’était lui, parce que c’était toi, le livre réapparaît et n’a finalement pas grand chose à faire pour s’immiscer avec évidence entre tes yeux et le cinquième tome de Game of thrones/le dernier Connelly en VO/le Roi Stephen ad lib. Tu te souviens alors de l’intelligence du message que l’auteur t’avait adressé et tu te maudis de n’avoir pas ouvert ce livre dès le pas de ta porte.

Étonnant voyage aux frontières de la mort que propose La veillée de l’hyène. De la poésie ? peut-être. Des fables ? sans doute. Mais quelques soient les situations, la morale sera unique : voyageur, au-delà, il n’y a rien. La hyène donc, symbole de la mort, du néant, capable de tourner en dérision et de croquer tout cru Cerbère, les poètes, les marmots et (oh nan pas eux !) les chatons mignons. Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance, dit Dante. Ici ? mais il n’y a pas d’ici dans lequel entrer, réplique la hyène, une fois que j’en aurai terminé avec vous, de vos os il ne restera rien (sauf peut-être si vous êtes un cheval, mais chuuut, la hyène n’aimerait probablement pas qu’on lui mette le nez dans ses contradictions).

Au travers d’une vingtaine de saynètes, Maëlle Levacher met en scène sa hyène face à différents protagonistes, du pauvre prétentieux Jean-Jacques, au divin Dionysos. L’hyène, hirsute et carnassière, a la constance volatile. Elle ironise et boulotte, sans distinction, s’immisce dans la mythologie et dans l’Histoire, et joue avec ses proies au sort inéluctable. Il n’y a pas de logique dans ses choix, juste la certitude de la fin.

Subtil et intelligent, aussi taquin que parfois agaçant, La veillée de l’hyène se révèle d’une originalité et d’une liberté folle. L’écriture puise dans le classicisme mais fait preuve d’une vraie modernité dans son irrévérence. En un mot comme en cent, il faut le dire, c’est super bien écrit. Et ça fait un bien fou.

Ed. Cardère

Chronique livre : Ayn Rand, femme capital

de Stéphane Legrand.

Ayn Rand (1907-1982), un nom quasiment inconnu en France. Et pourtant. Figure littéraire majeure aux Etats-Unis, best-selleuse inconstestée, vénérée par Trump, adoubée par les Simpsons, Ayn Rand a influencé le monde bien au-delà des frontières américaines. Stéphane Legrand ausculte cette femme pour comprendre la fascination qu’elle exerce sur ses adorateurs et les répercussions de son œuvre dans la société contemporaine. Née en Russie, Ayn Rand se dépêche d’en partir pour réaliser ses rêves de grandeur. Car Ayn est grandeur, elle le sait, son destin l’amène tout droit vers les sommets et bien malheureux celui qui en doute. Elle se prend pour une philosophe et injecte dans ses romans, véritables ouvrages de propagande d’un capitalisme randien, une éthique de l’égoïsme forcené construite sur moult truismes.

Le cas Rand soulève donc le problème de la soumission volontaire sous une forme particulière : comment conduit-on des foules à abdiquer leur liberté de penser au nom de la liberté de penser, à renoncer à leur raison au nom de la raison, à confondre l’obéissance à un dogme et l’accord réfléchi à un argument bien compris ?

Stéphane Legrand analyse les romans anti-altruistes d’Ayn Rand, leurs histoires, personnages, leur philosophie, déconstruit les argumentaires et dressent des parallèles avec la situation politique actuelle non seulement aux Etats-Unis mais également en France. Mordant, intelligent, implacable et effrayant.

Ed. Nova

Chronique livre : Défense de Prosper Brouillon

d’Eric Chevillard.

Rien ne vaut un livre d’Eric Chevillard pour vous sortir d’une phase de plâtreuse mornitude littéraire. D’autant plus quand celui-ci, on en jette son orbite de curiosité, construit une histoire autour de phrases étincelantes extraites des meilleures ventes de livres de ces dernières années. L’auteur fictif de cette histoire, ainsi que d’une indispensable autobiographie laineuse n’est autre que le Prosper Brouillon du titre, double inversé d’Eric Chevillard, auteur à succès traduit dans toutes les langues et chouchou de ces dames (non pas qu’Eric Chevillard ne soit pas le chouchou de quelques dames, la preuve en est, mais l’incorruptible fait probablement bien peu cas de cette manière d’admiration).

Taquin, acide, grinçant, l’auteur (le vrai) décortique une foule d’inepties littéraires ayant fait les beaux jours de ceux qui les ont commises. Prendre au pied de la lettre des syntaxes bancales, des métaphores affligeantes, des clichés avachis et construire avec tout ça une histoire d’amour torride et purulente, c’est un exercice de style en même temps qu’une critique affutée des têtes de gondole. Et ça fonctionne très bien. On rit autant qu’on s’arrache les cheveux de tant d’arrogance et de fausse poésie contenues dans ces citations, d’irrespect des mots et du sens des mots, d’irrespect du lecteur aussi, supplicié volontaire, masochiste inconscient, victime du syndrome de Stockholm. Cette Défense de Prosper Brouillon alors ? un peu anecdotique sans doute dans la bibliographie de Maître Chevillard, mais définitivement jouissif.

Ed. Noir sur blanc
Coll. Notabilia

Chronique livre : Personne ne gagne

de Jack Black.

Bandit repenti, Jack Black nous raconte sa vie dans l’Amérique balbutiante de la fin du 19ème. Cela pourrait être une énième histoire de shérifs et de voleurs si ce n’est que cette histoire vraie dépasse de loin n’importe quelle fiction. Galerie de personnages plus hallucinants les uns que les autres, trucs et astuces pour forcer un coffre-fort, règles morales chez les cambrioleur, mais aussi addiction à l’opium, Jack Black décrit tout, sans fard, sans pudeur, sans gloriole avec simplicité et efficacité. Monsieur Toussaint Louverture nous propose, comme à son habitude, une petite merveille dénichée on ne sait où et on en redemande.

Une question subsiste cependant : pourquoi le cerf sur la couverture ?

Ed. Monsieur Toussaint Louverture
Trad. Jeanne Toulouse et Nicolas Vidalenc

Chronique livre : La Halle

de Julien Syrac.

Un marché couvert, une halle, comme il en existe dans toutes les villes. Julien est végétarien, mais il vend des saucissons industriels que son patron lui fait vendre comme des saucissons artisanaux. La halle, ce sont ses commerçants, ces employés, ses clients, sa bonne (ou moins) chère, un lieu de vie où la culture marchande à la papa (ou plutôt à la Tonton) règne, un écosystème où les interactions paraissent solides et éternelles. Mais un jour l’équilibre dynamique est perturbé par l’arrivée d’un supermarché végétalien.

Julien Syrac est tout jeune mais semble avoir fait le tour du monde. Cela se ressent dans son écriture qui semble vouloir embrasser le monde entier dans le périmètre de sa Halle. Par son prologue incisif retraçant en quelques pages la naissance d’un saucisson, il introduit brillamment son sujet. Cette halle est vivante par ses personnages, portraiturés avec talent. Malheureusement, la narration piétine assez rapidement et l’auteur a du mal à faire murir son sujet. Il y a pourtant là une matière intéressante : l’irruption d’un supermarché végétalien, c’est aussi un changement de paradigme social et économique profond. Mais en restant viscéralement attaché à ses personnages, parti-pris oh combien louable, le récit finit tout de même par manquer un peu de relief. Le final, pathétique et dérisoire, par son refus du spectaculaire achève intelligemment le récit. Une écriture fort prometteuse est née.

Ed. La Différence