Chronique livre : Pastorale américaine

de Philip Roth.

Quel immense soulagement de tomber sur un aussi beau bouquin, après ma lecture très poussive de Lord Jim. Voilà un roman pile poil comme je les aime, qui conjugue regard mordant et aiguisé sur l’humanité et une compréhension totale de ses personnages.

Zuckerman, écrivain, retrouve après plus de 30 ans son idole de collège, l’ex-sportif Seymour Levov. Derrière la façade apparemment sans tâche et ultra-bright de Levov (de l’argent, une famille heureuse, un physique flambant, bref la réussite dans tous les domaines, le rêve américain), se cache en fait un cratère béant d’incompréhension et de désespoir : sa fille d’un premier mariage, Merry, a fait exploser lorsqu’elle avait 16 ans une bombe, tuant une personne. En apprenant ce geste, Zuckerman raconte l’histoire telle qu’il se l’imagine de Seymour Levov, avant, et après cet acte insensé.

Le regard de Roth sur ses personnages est étonnant. Jamais il ne les juge, essayant juste d’imaginer les différentes pistes du pourquoi et du comment. L’écriture, parfois répétitive, reflète les ruminations de Levov, qui, en tordant les faits de différentes manières, essaie d’approcher la vérité, une vérité qui lui permettrait de continuer à vivre. L’amour absolu pour sa fille meurtrière, son sens moral, son amour pour son pays, son éducation, tout s’entrechoque, tout est prétexte à remise en question, à regrets. Roth évite cependant de faire de Levov une caricature du rêve américain : Levov comprend bien que le geste de sa fille est un rejet de ce rêve trop parfait de réussite, mais il ne peut s’empêcher d’aimer son pays et ses possibilités tout en conservant son esprit critique vis à vis des actions du gouvernement. Honnêtement, Levov a tout du bon gars, pile au milieu, ouvert et tolérant.

La charge virulente ne porte pas sur les êtres humains pris individuellement, mais sur la société américaine dans son ensemble, qui, elle, rejette violemment toutes les différences et promeut un idéal universel et normatif, jusqu’à envoyer ses gamins se faire tuer à l’autre bout du monde. La société accouche de ses extrêmes : d’individus formatés à leur insu, bien dans le moule, ou de fanatiques désaxés. Intéressantes également les transformations physiques et psychologiques de Merry. Enfant frêle, elle devient une ado massive en rébellion. Son corps s’affirme, se développe, différent, pour essayer de trouver une place dans la société, de s’imposer d’abord par la chair. Quand Levov la retrouve après des années, elle est devenue Jaïn et n’est plus qu’un fantôme de peau de d’os. Elle refuse alors de faire le moindre mal à n’importe quel être vivant, elle essaie d’interagir le moins possible avec l’extérieur. Après l’attaque contre la société, la passivité, elle s’efface du monde. Et c’est par le corps également que Levov disparaît, d’un cancer, après avoir été le symbole physique d’une certaine idée de l’Amérique. Le message est clair, l’Amérique génère elle-même les ferments de sa ruine.

Charge violente contre la société américaine, vulnérabilité physique et psychologique de l’Homme face à l’Histoire, Pastorale américaine est un roman magnifique, intimiste et ample.

God bless G. pour ce beau cadeau.

Chronique livre : Lord Jim

de Joseph Conrad.

Plus d’un mois pour venir à bout de ce pourtant assez modeste roman (500 pages), autant vous dire que je n’ai pas eu la lecture féroce. Je suis passée complètement à côté de ce chef d’oeuvre de la littérature, le livre me tombant des mains toutes les deux pages environ. Je m’imaginais Lord Jim en roman d’aventures fougueux et échevelé, c’est un roman psychologique pointu. J’ai eu la même impression en lisant l’Idiot et en visionnant Le premier venu, l’impression d’être psychologiquement inapte et manquant singulièrement de finesse pour comprendre les tourments du personnage. Le narrateur nous conte l’histoire à partir de son vécu, et des témoignages directs et indirects qu’il a pu collecter sur le pauvre Jim. L’ensemble m’a paru décousu, très difficile à suivre, semé d’indices qui annihilent tout suspense potentiel. Impossible de m’intéresser à ces errements d’une conscience tourmentée. Je suis trop basique. Je préfère m’arrêter là avant de me faire lyncher. Ah et j’ai commencé un Philip Roth, et je revis.

Chronique livre : La ligne verte

de Stephen King .

J’avais versé un torrent de larmes devant le film. Voilà, ça c’est dit. Et j’ai pioché le livre un peu au hasard dans ma pile à lire, dorénavant regroupée au sein d’une seule étagère qui déborde. Plutôt une bonne surprise pour ce bouquin boulotté à la va-vite. Publié sous forme de feuilleton, le livre, visiblement non remanié pour sa publication en un volume unique, pâtit un peu de cette forme initiale. Les débuts de chapitres, résumant les éléments clefs précédents sont, du coup, un peu lourds et répétitifs. Mais c’est un détail. King se révèle un vrai maître du suspense, annonçant les évènements sans les dévoiler, semant des petits cailloux qui semblent complètement décalés, et qui trouvent leur place progressivement. Tout ça est vraiment pas mal mené, d’autant plus que les personnages sont particulièrement bien écrits, sans angélisme, mais avec un bel humanisme. Les aller-retours entre passé et présent sont judicieux, le narrateur, plongé dans ses souvenirs ne peut s’empêcher de les projeter dans son présent. Agréable donc, plein de surprises, la petite larme de rigueur à la fin et tout et tout. What i needed.

Chronique livre : Sur la route

de Jack Kerouac.

Oeuvre majeure et fondatrice de la beat generation, Sur la route est un roman à la fois magnifique, exalté, et d’un ennui, d’une tristesse et d’une mélancolie insondables. Grandement autobiographique, Sur la route raconte les errances de son héros, Sal, fasciné par son compagnon de route, personnage fou furieux, énergique et dézingué, Dean Moriarty. De New York à Denver, de Denver à Frisco, puis L.A., retour à New York, passage à Chicago, jusqu’à un détour au Mexique, en auto-stop, à pied, en auto, le livre s’étire entre moments de poésie pure, illuminations merveilleuses, exaltations forcenées, et la monotonie de ces routes inlassablement sillonnées.

C’est d’une grande beauté, et la traduction est à saluer je pense, réussissant à retranscrire la rythmique particulière de l’écriture de Kerouac. Les personnages, border-line, hésitent entre normalité, mais ne peuvent s’y résoudre, et replongent à chaque fois dans leur marginalité, en quête perpétuelle de fric, d’alcool, de marijuana et de filles. Ces personnages là sont à la recherche d’un absolu de vie, d’une réalité plus forte que le quotidien, ils cherchent, s’extasient, se cassent la gueule dans une course effrénée après eux-mêmes. Cette quête pourrait être grandiose si elle n’avait pas son revers, Dean et Sal passent de la joie la plus intense à l’effritement le plus complet, hôpitaux, misère, crasse. On sent que cette histoire ne peut que mal finir, et la conclusion en demi-teinte (Sal trouve l’amour et Dean a le cerveau tellement grillé qu’il n’arrive plus à parler), n’éclipse pas que dans les faits, cette histoire a vraiment mal fini puisque Kerouac est mort à 47 ans d’une cirrhose, et Neal Cassady, qui a servi de modèle pour le personnage de Dean a succombé à 42 ans d’un mélange de substances pas vraiment réglementaires.

N’empêche, il y a quelque chose de grand dans cette histoire, et un peu d’envie de réussir un jour à ressentir si organiquement la vie.

« La vie est trop triste pour passer son temps à rigoler »
« Ses grands yeux sombres me contemplèrent du fond d’un néant où flottait une sorte de chagrin qui remontait aux générations et aux générations qui n’ont pas accompli ce qui demandait avec force de l’être, quoi que ce fût, et chacun sait de quoi je parle (…) Elle était âgée de dix-huit ans, et très charmante, mais foutue. »

Chronique livre : La Tante Julia et le Scribouillard – 1977

de Mario Vargas Llosa.

Voilà un livre surprenant de la part de l’auteur de La ville et les chiens livre durissime sur une école militaire de Lima. La Tante Julia et le Scribouillard, roman semi-autobiographique est une merveille d’humour, de tendresse et d’amour.

Mario (Marito), vaguement étudiant en droit, rêvant d’écriture, travaille à la rédaction de dépêches pour une radio nationale. Arrivent en parallèle dans sa vie, deux boliviens : la Tante Julia, jeune tata par alliance, veuve, agaçante, et séduisante, et Pedro Camacho, écrivain de « radio-novelas », infatigable « scribouillard » de talent, capable en quelques semaines de rendre accros la moitié du Pérou à ses séries. La construction du roman, très précise, fait alterner l’histoire de Mario et Julia, magnifique histoire d’amour « impossible », entre ce morveux d’à peine 18 ans, et cette femme-faite de 32 ans, et quelques épisodes des novelas de Pedro Camacho. Ces épisodes, délirants, énormes, émaillés de situations « amourgloireetbeautéesques », tiennent en haleine, comme si on était une ménagère de plus de 50 ans, l’oreille collée au poste. Rien n’échappe à Camacho , amours interdites, phobie des rongeurs, et velléités meurtrières, tout ce qui excite nos plus bas instincts de charognards friands d’horreurs. C’est irrésistible et noir, et progressivement, ça devient intrigant et déstabilisant quand Camacho , perdant le fil de ses innombrables saynètes commence à mélanger les histoires, confondre les personnages, les professions… et finit par exterminer tous ses protagonistes dans des bains de sang inimaginables.

Sous la comédie, une véritable réflexion sur le métier d’écrivain, affres, doutes, victoires, sentiment de toute-puissance, et déchéance. Un livre jubilatoire et qui fait du bien, même si percent sous le rire des angoisses existentielles certaines. En 1977, Mario Vargas Llosa est déjà un écrivain accompli, et son regard bienveillant et amusé sur sa folle jeunesse, émeut total. Une bien jolie surprise.