Chronique livre : Un oiseau blanc dans le blizzard

de Laura Kasischke.

un oiseau blanc dans le blizzardDélicieuse Laura Kasischke, capable d’incorporer du soufre dans n’importe quelle charlotte aux fraises ! Un oiseau blanc dans le blizzard ressemble en ça aux deux autres romans que j’ai pu lire de l’auteur, qui s’escrime à racler avec les dents la couche épaisse de vernis qui enserre nos vies.

Kat est une adolescente boulotte en pleine effervescence hormonale. Sa famille, une mère Eve, parfaite ménagère, et maman parfaitement toxique. Brock, un père fallot et transparent, prévisible et régulier. Kat a un petit ami, son voisin Phil. Et puis au coeur de cette adolescence lambda, la disparition de la mère, évaporée, du jour au lendemain. Le roman, porté par la voix de Kat, est divisé en quatre parties représentant les quatre années suivant la disparition d’Eve. Chaque partie suit l’évolution de l’adolescente puis jeune femme, tout en creusant dans ses souvenirs, rêves et cauchemars, tous hantés par la présence de sa mère.

Un oiseau blanc dans le blizzard est un roman fondamentalement organique, parcouru par les fluides, les émanations hormonales. Dans tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle touche, Kat imagine les circulations du monde, la matière en décomposition, le cycle de la vie, et de la mort. Et puis dans ses rêves, des motifs obsessionnels apparaissent, poussière de givre ou cendres froides, halos de lumière laiteuse, toute une panoplie de matières irradiantes, particulaires ou diffuses.

Il y a dans le roman de Laura Kasischke le mystère de la disparition, qui plane et qui dévore tout, teinté de la culpabilité du soulagement. Mais il y a plus que ça, la métaphore de l’adolescente qui doit tuer la mère pour devenir adulte. Mais comment faire quand cette mère s’est évanouie ? Après la disparition, le corps de Kat change, s’affine, elle devient femme de l’extérieur, une femme qui ressemble à sa mère. Mais son esprit reste englué dans le passé, dans cet inexpliqué qui la cloue sur place. Il lui faudra quatre ans pour défaire les liens, pour passer le cap, pour qu’elle soit capable d’entendre ce qu’on essaie de lui dire, pour accepter l’évidence. Le final coup de trique, bien qu’un peu attendu, vient clore un cycle, tourner une page. Mais comment s’en relever ?

Oui, vraiment, il n’y a pas mieux que Laura Kasischke pour maculer de boue, de sperme et de sang la blancheur de nos vies. Et tout ça avec une classe, une poésie et une dureté folles et mortelles.

Ed. J’ai Lu
Trad. Anne Wicke

Chronique livre : Apprendre à finir

de Laurent Mauvignier.

Deuxième roman de Laurent Mauvignier après le magnifique Loin d’Eux, Apprendre à finir constitue une “suite” logique et superbement tenue.

Sur le principe du monologue intérieur, Laurent Mauvignier se glisse dans la peau d’une femme. Une femme qui apprend “à finir”, à faire le deuil de sa relation avec son mari. Le couple se déchirait quand l’homme a eu un grave accident. Un homme qui avait une maîtresse, et une femme dont l’impuissance se muait en désespoir, et en violence. Mais l’accident a tout changé. Il doit réapprendre à marcher, à vivre. Il est complètement dépendant d’elle, et la certitude qu’il ne partira plus, qu’il ne peut plus partir donne à cette femme l’énergie et l’espoir que tout est encore possible. Mais un jour l’homme réapprend à marcher, et la peur du vide revient.

La façon dont Laurent Mauvignier se glisse dans la peau de cette femme est véritablement troublante. Il compose un personnage tout en nuances, profondément humain, bouleversant dans ses peurs, contradictions, son courage et sa souffrance. Dans un style très parlé, heurté, qui laisse la place aux silences, Laurent Mauvignier réussit à nous toucher profondément, à nous ramener à nos propres angoisses face à la vie, l’abandon, la solitude. C’est beau et très émouvant, profondément humain et sincère, bien loin de l’exercice de style un peu vain de son dernier roman, Ce que j’appelle oubli.

Il y a dans Apprendre à finir un souffle, une vérité déchirante, une blessure inguérissable, comme la vie. Et c’est magnifique. Un très beau livre.

Chronique livre : Le Livre d’un homme seul

de Gao Xingjian.

Chers lecteurs, happy few, là, et regardez-moi dans les yeux quand je parle, je vous ordonne de courir séance tenante chez votre libraire préféré pour vous procurez Le Livre d’un homme seul. Ce bouquin est ce que j’ai lu de plus bouleversant depuis un bail (depuis La possibilité d’une île en fait), il arrive à un moment où j’en avais besoin, et je ne suis pas trop sûre de réussir à trouver les mots.

Hong-Kong, un peu avant la rétrocession, un écrivain chinois, réfugié politique en France, une juive allemande plantureuse font l’amour. Ils se connaissent un peu, un tout petit peu, d’avant, quand il était encore en Chine. Progressivement, à l’exploration des corps, succède l’exploration du passé de cet homme. Elle pose des questions, essaie de remuer le passé de l’écrivain, de faire se réveiller des souvenirs qu’il s’est toujours efforcé d’enfouir. Il renâcle, distille les informations par petites touches disparates. Ils se séparent au bout de quelques jours. Il voudrait continuer comme avant, mais il ne peut pas, obligé de coucher sur papier ce passé bouleversé. Il ne peut pas dire « je », mais alternera le « il » pour relater les événements, le « tu » pour conter ses réflexions et parler de lui au présent. Cette distinction lui permet d’examiner son passé avec distance, de faire de lui un autre, un quasi étranger dont il est plus simple de raconter l’histoire.

Deux portraits se détachent : celui d’un pays, la Chine, devenu fou, aux mains de Mao, du Parti, des révolutions, des contre-révolutions, des rebelles, des cadres du parti, des cadres anti-parti, et celui d’un homme, muselé, condamné à marcher au pas, à porter un « masque », à abandonner sa liberté pour survivre, victime, mais aussi acteur de l’Histoire. Et c’est bouleversant, la façon dont cet homme apprend à ployer, à dissimuler en permanence ce qu’il est, un esprit libre. C’est aussi sans doute la raison de ce « il » employé pour raconter son histoire, ce n’était pas son vrai moi qui se mouvait dans ce monde bousculé, mais un menteur, un dissimulateur forcé. Il est sauvé par ses talents de dissimulateur, beaucoup de chance, son amour de la vie et son amour des femmes.

Les femmes, il n’y a d’ailleurs que ça qui ne change pas vraiment dans sa vie actuelle, sa vraie vie. Amoureux des femmes, et surtout du corps des femmes et du sexe, ses rapports avec elles sont troubles, cruels, mais aussi assez beaux. A part les femmes, son « exil » en France a été un changement total, une libération, il a enfin pu écrire, et surtout conserver ses écrits, sans crainte d’être dénoncé. Ses réflexions sur l’écriture, sa nécessité, besoin vital, refuge essentiel, espace d’une liberté infinie sont des passages fondamentaux, mêlant l’intellectuel et une pulsion initiale de vie, qui, finalement, tente d’approcher un petit quelque chose de l’humanité. Immense manifeste pour la liberté d’expression, et donc la liberté d’être, sans contrainte, je vous conjure de vous plonger dans le Livre d’un homme seul. Pour vous convaincre, un tout petit extrait.

« Tu n’écris pas dans le but de faire de la littérature pure, mais tu n’es pas non plus un combattant, tu n’utilises pas ta plume comme une arme pour réclamer justice – de toute façon, tu ne sais pas où est la justice – (…). Si tu écris, ce n’est que pour dire que cette vie a existé, plus infecte qu’un bourbier, plus réelle qu’un enfer imaginé, plus effrayante que le jugement dernier, et qu’elle risque de revenir un jour ou l’autre une fois que son souvenir ce sera estompé. »

Merci Monsieur Xingjian.